« L’amour et la cruauté s’excluent mutuellement. On ne gifle pas par amour, on gifle parce que dans une situation similaire, alors qu’on était sans défense, on a soi-même été giflé et contraint à considérer cela comme un témoignage d’amour. »
Alice Miller
L’autre jour, une lectrice m’a écrit que sa fille de 11 ans l’avait frappée et qu’en réaction elle s’était mise violemment en colère. Après coup elle a eu peur d’avoir traumatisé son enfant. Elle en a conclu que l’expression de sa colère n’était certainement pas une bonne chose, en même temps qu’elle s’interrogeait sur sa capacité à être capable de faire autrement.
On définit habituellement la colère comme un violent mécontentement accompagné d’agressivité à la fois physique et psychique. On parle aussi volontiers de colère aveugle, blanche, noire ou bleue mais aussi de colère rentrée, contenue, froide ou même folle et furieuse. C’est dire à quel point on utilise un seul et même mot pour désigner un comportement émotionnel dont l’expression peut considérablement varier quant à son intensité.
Son expression, dans la mesure où elle est (dans le cas de ma lectrice), une réponse à un comportement de l’enfant considéré comme inapproprié et injuste, apparaît volontiers légitime au parent, puisqu’elle l’aide à rétablir l’ordre en remettant les choses à leur place par rapport à ce qu’il considère comme important. La colère tend à affirmer l’autorité du parent qui montre ainsi à son enfant qu’il ne va pas se laisser abuser par lui.
Lutter consciemment contre une injustice sur la base de ce qui dépend de nous est certainement juste et sain, mais on dit aussi volontiers que la colère est mauvaise conseillère parce qu’elle peut nous faire sortir de nos gonds. D’ailleurs nous avons tous eu l’occasion de ressentir à quel point elle peut facilement devenir dangereuse pour l’autre quand elle nous sert à nous défouler sur lui.
S’il faut bien parfois mettre des limites à son enfant, il y aurait donc une « juste colère », proche de l’avertissement et du mécontentement explicite. Une colère qui serait donc compatible avec le respect de l’autre et le respect des lois.
En même temps tous les parents en colère savent à quel point la marge est étroite entre hausser le ton pour attirer l’attention de l’enfant, lui signaler qu’une limite a été franchie, et se mettre à crier à tout va, quitte à le secouer et même à le frapper.
Dans le cas qui nous occupe, on peut se demander ce qui a amené une enfant de 11 ans à frapper sa mère. On peut aussi se demander ce qui a fait que cette mère se soit laissé frapper par sa fille. Même si on peut comprendre la violente colère en retour de la mère, une telle colère est impuissante à soigner la relation. Elle demande à la mère – une fois sa colère passée – de se mettre à l’écoute des souffrances de sa fille et de ce qui a fait dans sa propre histoire, qu’elle « attire »1 une réaction à tel point violente de sa fille.
Dans sa quête d’une compréhension des mécanismes qui ont fait que cette situation ait eu lieu, elle sera nécessairement amenée à s’interroger sur son passé et l’éducation qu’elle a elle-même reçue, afin de comprendre ses propres excès émotionnels.
En fait il est assez simple de trouver le critère d’un comportement approprié : nous sommes et restons en équilibre avec nous-même et les autres quand l’intensité émotionnelle de ce comportement est à la mesure de son enjeu.
L’intensité émotionnelle excessive du comportement d’une personne met en évidence un vécu inadapté à une situation. Alors même que le déséquilibre apparait manifeste pour un regard extérieur, les choses se compliquent donc quand – sous le prétexte d’éducation – le parent justifie son comportement excessivement véhément par le comportement jugé inacceptable de l’enfant.
Il est bien sûr légitime que nous soyons en désaccord avec certains comportements de nos enfants, mais la vraie question est de savoir pourquoi – sous le prétexte que leurs comportements nous déplaisent – nous devrions y réagir avec colère et violence : avec des cris et même parfois des coups, donc avec une intensité émotionnelle manifestement excessive ?
Si dans la plupart de nos autres relations, ça ne se passe généralement pas ainsi et que nous savons le plus souvent réguler nos comportements, on peut se demander pourquoi cela se passe de manière très souvent excessive dans nos relations avec nos enfants, pourquoi très souvent, les parents se permettent d’avoir avec leurs enfants des comportements qu’ils ne se permettraient pas d’avoir avec des adultes.
Quelle est donc la cause d’une telle différence de traitement ? La réponse est que les comportements de nos enfants nous apparaissent comme étant d’autant plus inappropriés qu’ils mettent en résonance – nous allons le voir – des pans entiers de notre histoire.
Pour aller plus loin, nous allons donc commencer par chercher à comprendre le mécanisme émotionnel réactionnel propre au parent inconscient de sa propre histoire.
Le parent inconscient
Le parent inconscient est celui qui parce qu’il n’a encore rien décodé de lui-même, est incapable d’avoir conscience de ce qui se passe dans sa relation à l’enfant, alors qu’il exerce sa colère contre lui.
Un parent qui n’a pas encore décodé les origines de sa propre colère contre son enfant ne peut pas s’y prendre autrement qu’en donnant à son tour ce qu’il a reçu, donc en perpétuant sa colère contre lui. Il se sent, par exemple, légitime à crier et éventuellement frapper son enfant qui ne lui obéit pas, puisqu’il pense – à tort – que s’il est en colère et devient violent, c’est à cause de son enfant dont les comportements ne sont pas à la mesure de ses demandes. En conséquence et parce que – dans son enfance – ses propres parents l’ont dressé avec des cris et des coups, il lui apparaît instinctivement normal et évident (un instinct créé de toutes pièces par son propre dressage), de s’y prendre de la même manière avec son enfant dans des circonstances similaires à ce que sa mémoire lui rappelle.
Ne se posant donc pas de question, il crie et si besoin tape en se sentant parfaitement légitime à le faire. Dans un tel contexte, il se justifiera, prenant pour prétexte la manière dont il pense jusqu’à aujourd’hui que ce qu’on lui a fait était « pour son bien », argumentant même au besoin que « les coups n’ont jamais fait de mal à personne » ou qu’il était un enfant difficile.
Ce parent est inconscient du fait que s’il crie et frappe c’est parce que dans des circonstances similaires de son enfance, il a lui-même reçu des cris et des coups, il ignore donc sa motivation toute personnelle et subjective à crier et/ou à frapper.
Prisonnier de sa compulsion inconsciente à agir, il croit éduquer ses enfants pour leur bien2 au moment même où – pour un regard extérieur et neutre – il montre à l’évidence qu’il ne supporte tout simplement pas ses enfants tels qu’ils sont.
En vérité ce parent inconscient fonctionne de manière purement mécanique : il n’agit pas pour le bien de ses enfants, mais pour ce que ses géniteurs appelaient le bien (qui éduquaient un enfant en criant et en le frappant parfois.)
Quand un être est émotionnellement prisonnier de ce qu’il a subi à travers son incapacité à se défendre de ses propres parents maltraitants, il se condamne à l’enfermement et se retrouve dans l’incapacité à pouvoir remettre en cause sa propre violence qu’il interprète comme une option d’éducation saine.
Tant que sa compulsion3 n’est pas mise au jour, le parent inconscient, désensibilisé par la violence reçue au cours de son éducation ne peut que la répéter.
Mon propos n’est donc pas ici de stigmatiser la culpabilité des parents dysfonctionnels, mais de mettre au jour une longue chaîne de causalités trop souvent méconnues : les parents inconscients obligent ainsi leurs propres enfants – dans un processus sans fin – à subir leur violence et à la répéter à leur tour et au besoin sur leurs propres enfants, qui la répéteront à leur tour sur leurs propres enfants, s’ils ne l’ont pas eux-mêmes non plus mise au jour.
Les empêchements à devenir conscient
Le parent en chemin vers la conscience est en cours de décodage et de compréhension de cette chaine de causalités à laquelle le parent encore inconscient adhérait.
Dans ce processus de prise de conscience qui demande du temps et la participation de l’être entier (une participation complète, intellectuelle mais aussi émotionnelle et physique), il est un danger redoutable, celui de croire avoir achevé le travail alors qu’il n’est qu’en cours.
Il faut comprendre qu’au cours de ce travail de décodage et tant qu’il n’est pas parvenu à une conscience émotionnelle de ses propres dysfonctionnements, le parent reste toujours soumis à ses propres dysfonctionnements. Autrement dit que ce n’est pas parce qu’un être a intellectuellement compris que son comportement était dysfonctionnel et toxique qu’il est automatiquement capable de s’y soustraire. Pour y parvenir, un quelque chose de plus est nécessaire, en lien avec la sensibilité de celui ou de celle qui s’y expose4.
De très nombreux parents, sur le chemin de la conscience, ont compris intellectuellement les causes de leurs débordements émotionnels et demeurent pourtant incapables de les réguler.
Et cela d’autant plus que nous vivons dans un monde marchand et pressé. Or la transformation de soi demande douceur et patience. Dans ce monde, de nombreux marchands d’illusions promeuvent un « coaching parental » d’autant plus séduisant qu’il est axé sur la croyance qu’il est facile pour des parents déjà culpabilisés d’être convaincus qu’il ne faut pas crier sur ses enfants ni les battre.
On propose à ces parents, comme on peut le voir couramment sur internet, un stage de trois jours pour, par exemple, « réussir sa parentalité grâce aux trois principes Gordon », comme on leur proposerait une recette pour réussir un gâteau.
Or ce n’est pas parce qu’on a fait par exemple, un stage de CNV5 de quelques jours, ou que l’on s’est entraîné, à l’occasion d’un stage, à pratiquer l’écoute active6, présentée comme une « compétence relationnelle essentielle pour cheminer vers l’excellence en communication » (remarquez le vocabulaire employé), avec son partenaire, ou que l’on aura lu un ouvrage destiné « aux mamans fatiguées de crier », que l’on deviendra pour autant capable d’écouter et de respecter son enfant en colère, dans la durée.
Pour devenir capable de les écouter et de les respecter, pour ne plus ressentir le besoin de crier sur ses enfants ou de leur faire des remarques inappropriées et culpabilisatrices, il faut être allé beaucoup plus loin, il faut avoir acquis pas à pas un savoir-être émotionnel qui demande à la fois de la constance et une détermination sans faille. Sinon les automatismes reviennent au galop, ce que ne mentionnent évidemment pas les publicités alléchantes qui promettent l’efficacité et la rapidité.
Dans un tel contexte, beaucoup de parents qui constatent qu’ils sont toujours incapables de gérer leurs débordements émotionnels restent déçus. Ils sont d’autant plus perdus qu’ils ont été les victimes de l’illusion de pouvoir être facilement capables de changer leurs pratiques.
Ces parents qui en sont essentiellement restés à une réflexion intellectuelle génératrice d’une envie de bien faire, se retrouvent dans une incapacité à « bien faire » même avec de la bonne volonté et s’en veulent, alors que ce qui leur arrive est « normal ».
Il est important pour eux de comprendre que l’état d’esprit qui est à l’origine de leur démarche est la cause de bien des déboires : un parent qui cherche à appliquer une recette sur un enfant de manière à obtenir de lui le comportement qu’il en attend, ne peut courir qu’à l’échec. Il ne s’agit en effet pas de chercher à manipuler l’enfant pour obtenir de lui ce que l’on en attend, mais d’être soi-même dans une relation telle avec son enfant qu’on parvient à accepter ses débordements et que – les ayant acceptés – on parvient à entrer en relation avec lui de manière suffisamment respectueuse que la relation s’en trouve enrichie.
Même si nous cherchons à tout mettre en œuvre pour que les relations avec nos enfants se passent au mieux, nos bons sentiments ne seront jamais suffisants tant que nous n’aurons pas déraciné en nous-même les causes de notre possible violence face à des enfants qui sont et demeureront par nature imprévisibles.
Ainsi, s’inscrire à des stages dans l’espoir de parvenir à faire obéir son enfant est nécessairement un piège qui se retourne contre celui qui y tombe.
La clé d’un comportement vrai, positif et apaisé avec des enfants n’est pas dans la recherche de la technique miracle qui permettrait aux enfants de devenir conformes aux besoins de leurs parents, mais de les accepter tels qu’ils sont dans leur imprévisibilité, et c’est précisément à cet endroit que les difficultés surgissent chez de très nombreux parents encore en proie à des mécanismes inconscients qu’ils n’ont jamais explorés.
Dans le meilleur des cas, les parents encore inconscients ont compris de manière plus ou moins éclairée (parce qu’on le leur a expliqué en tentant de les convaincre) que s’ils ressentent le besoin de crier et de frapper, c’est parce qu’eux-mêmes ont subi les cris et les coups de leurs propres parents. Ils pensent en toute logique positive que puisqu’ils veulent aimer leurs enfants, il ne leur faut ni crier ni frapper, et c’est ainsi qu’ils se divisent eux-mêmes parce qu’ils n’en sont pas capables. La découverte qu’ils ont faite leur permet donc de s’en vouloir quand ils crient ou tapent et n’agit pas comme une prise de conscience suffisante pour les empêcher de crier ou de frapper. Ils culpabilisent donc quand ils crient ou tapent et continuent de crier ou de frapper. Ne se sachant pas encore la proie de mécanismes inconscients puissants, croyant à tort pouvoir faire et avec facilité ce qu’ils veulent, ils se contraignent à la maltraitance avec eux-mêmes quand ils n’atteignent pas ce qu’ils appellent souvent « leurs objectifs » avec leurs enfants.
Il faut dire que l’amour se satisfait mal d’une méthode pour atteindre ses objectifs et que l’enfer est pavé de bonnes intentions. Beaucoup de personnes présentent comme de l’amour des comportements totalement étrangers à l’amour. L’amour a besoin de patience, de douceur, d’acceptation de l’enfant tel qu’il est et de compréhension. Les vraies raisons de donner « des coups éducatifs » ne peuvent pas être liées à l’amour et se cachent nécessairement dans l’histoire refoulée des parents. Tant que cette histoire refoulée n’aura pas été mise patiemment au grand jour, l’expression d’un amour véritable restera interdite au parent.
Dans la compréhension tout intellectuelle qu’ils ont d’eux-mêmes, les parents n’ont pas pu prendre en compte le mécanisme qui nous joue constamment des tours à tous : le mécanisme du refoulement.
Le mécanisme du refoulement
Alice Miller définit le refoulement comme « une fée perfide qui aide sur le moment et fait payer cette aide plus tard. », cette fée, comme nous allons le voir, aide l’enfant blessé par ses parents à survivre, mais le contraint – tôt ou tard – devenu adulte, à l’explosion.
Christiane Singer le définit comme le fait d’avoir avalé des couleuvres qui nous obligent à « devenir lentement ce nid de serpents sur deux pattes que nous sommes si souvent, avec tout ce que ces vipères et couleuvres avalées ont d’effet sur la destruction de notre santé et de l’être entier. »
Quand le moi ne supporte pas une pulsion, il émet une énergie de force égale et de sens opposé à la pulsion qu’il ne supporte pas pour obliger son refoulement. Le refoulement est donc la conséquence de l’expression d’une censure, censure de certains de nos désirs et pulsions naturelles. Le refoulement, c’est la mise au placard intime de tout ce qui nous trouble qui, « parce que ça ne peut pas être toléré à l’extérieur est en nous-même mais refoulé. » affirmait Swami Prajnanpad.
Nietzsche écrit, à propos du refoulement : « Il faut vraiment que nous allions écouter ces chiens sauvages qui hurlent dans notre cave. » Ces chiens sauvages sont d’autant plus dangereux qu’ils ont été pendant longtemps muselés et qu’ils s’expriment à travers notre toute puissance, notre colère et notre violence – qui libèrent les pulsions enfermées dans l’inconscient.
Ainsi l’expression de la haine est la déferlante de tous les interdits que nous avons emmagasinés en nous-mêmes. Qui donc ne s’est jamais retrouvé lui-même surpris par la force de certaines de ses réactions ? Nous en sommes d’autant plus dupes que nous sommes inconscients de les avoir emmagasinés. La haine est d’autant plus virulente qu’elle est une « décharge », elle est bien sûr incapable de lucidité et encore moins d’équité. Elle est incapable de s’ouvrir au fait que si nous sommes partie prenante d’une situation, nous avons nécessairement une part de responsabilité, même minime, dans cette situation. La haine est totalitaire, elle nous encourage donc à focaliser notre attention sur la faute d’autrui, la haine est nécessairement dirigée « contre » quelque chose qui nous apparaît comme l’obstacle pour nous, le grand empêcheur. Ce faisant, nous nous masquons la vérité à nous-mêmes, en même temps que nous avons la sensation (agréable pour nous) de nous accorder un répit et de nous éloigner momentanément de notre blessure. C’est la raison pour laquelle l’expression de la haine nous semble subjectivement bénéfique et justifiée quand nous nous y adonnons. Elle est grandement paradoxale puisqu’elle travaille à la construction de nos conflits futurs quand, dans notre soumission à son expression, nous deviendrons de plus en plus injustes et dangereux pour les autres.
L’expression de la haine est d’autant plus déraisonnable, mensongère et dangereuse, que, totalement narcissique, elle nie l’autre en totalité.
Les parents en proie à l’expression de la haine refoulée contre leurs enfants ne peuvent évidemment pas se maitriser puisqu’ils sont possédés par leurs pulsions qu’ils sentent justifiées. (« Vous vous rendez compte ! Il est hors de question que je laisse mon enfant faire ça… » alors même que l’enfant l’a déjà fait !) Ces parents encore inconscients sont ceux qui, pour des raisons liées à leur histoire, sont dans l’illusion de leur toute puissance sur eux-mêmes (parce qu’ils ne connaissent pas les couleuvres avalées et refoulées en eux).
C’est par négligence ou le plus souvent parce qu’ils vivent dans la crainte de ce qu’ils pourraient rencontrer et découvrir en eux-mêmes qu’ils ont arrêté d’investiguer sur leur passé en cours de chemin. Dans un tel contexte, ils se mettent inconsciemment dans la situation d’être un jour submergés par leurs émotions refoulées.
Les pulsions ne sont maintenues refoulées en ces personnes que parce qu’elles n’ont jamais osé les libérer et que pour les libérer il leur aurait fallu se donner la possibilité, l’opportunité de les rencontrer. Plus un être a peur de ses pulsions – plus il a peur de son ombre – plus il les renforce en les maintenant enchainées au fond de lui-même. A contrario plus un être est déterminé à rencontrer son ombre, plus il va lui donner l’opportunité de montrer le bout de son nez… en se confrontant à ce qui en lui cherche à s’exprimer.
Un exercice pour libérer le refoulé
Pour rencontrer – sur le vif – ses pulsions refoulées, pour les sentir dans leur besoin à être exprimées, il est un exercice assez simple pour un parent : celui de se mettre dans la situation du témoin passif de ce qui l’insupporte chez son enfant. Cela présuppose que vous soyez totalement déterminé(e) à ne pas vouloir ajouter une once d’agressivité supplémentaire dans ce monde, et cela deviendra possible parce que vous aurez fait l’expérience dans votre propre chair qu’on obtient plus de l’autre par la bienveillance que par l’agression.
Pour ce faire, il faut commencer par être conscient que l’agressivité est différente de la colère (qui, elle, est l’émotion liée au sentiment d’injustice), que l’agressivité est l’expression d’un sentiment de toute puissance, un fort désir de dominer pour anéantir par la violence ou la manipulation.
Une fois parvenu(e) à être clair(e) avec vous-même quant à votre agressivité (donc une fois que vous parviendrez à ne plus la justifier), il vous faudra vous souvenir que c’est votre intention qui déterminera votre capacité à rester bienveillant(e) avec votre enfant. Là, mettez-vous par exemple dans l’expérience de ce que vous ne voulez surtout pas que l’enfant fasse.
Simultanément mettez-vous à ressentir ce qui se lève en vous si vous l’imaginez en train de le faire. Autrement dit, mettez-vous consciemment dans une expérience très inconfortable pour vous et ouvrez-vous à ses effets miroirs.
N’ayez pas peur de ce qui se lève en vous, n’ajoutez pas le blâme à votre colère, cherchez juste à accueillir cette énergie de colère en vous-même, plutôt que de l’exprimer contre votre enfant. Là, vous pourrez ressentir que cette énergie est une énergie refoulée qui demande à s’exprimer.
Votre enfant crie en faisant une colère par exemple. Donnez-vous – au moins une fois dans votre vie – l’opportunité et la chance de la maitrise en restant stoïque à l’extérieur, tout en permettant à l’énergie depuis si longtemps comprimée de s’exprimer silencieusement à l’intérieur de vous en même temps que vous l’observez et la sentez dans votre corps.
Restez avec votre simple sensation, à la fois sans jugement et sans vouloir changer quoi que ce soit à votre expérience. Plongez littéralement dans votre sensation, c’est une expérience inconfortable et en même temps nécessaire puisqu’elle est l’expérience qui vous permettra de connaître votre colère.
Dans cette expérience, des pensées surgiront et il s’agira de les arrêter en revenant à la sensation. Aucun jugement sur ces pensées, juste votre détermination à revenir sur la sensation de l’énergie de colère dans votre corps. En cessant de vous identifier aux pensées (donc en ne les nourrissant pas), vous allez cesser d’avoir peur de vous-même tout en faisant une expérience incroyable : celle de vous sentir être le maitre de vous-même. Car souvenez-vous que ce n’est jamais ce que l’on vit qui est à l’origine de nos émotions mais ce que l’on en pense. Toutes ces histoires que vous vous racontiez à propos de votre colère vous empêchaient de la rencontrer pour la laisser s’exprimer en l’apprivoisant.
Cet exercice simple, si vous le pratiquez, vous permettra de découvrir pour le rencontrer, ce « chien sauvage » qui sommeille à l’intérieur de vous. Il n’est pas en soi méchant, il ne peut être dangereux que si vous le laissez s’exprimer contre votre enfant. Ce chien sauvage est juste prodigieusement fort, à l’exacte mesure avec laquelle vous lui avez toujours interdit de se manifester.
Nous ne sommes pas habitués à observer ce qui se passe en nous sans vouloir le changer, sans nous critiquer, nos mécanismes de défense nous l’interdisent. Cette simple pratique d’observation de soi, pour celui ou celle qui l’ose, est d’autant plus inoubliable qu’elle laisse une marque profonde en soi-même : il est inoubliable pour soi-même de rencontrer en soi-même un chien sauvage pour en faire un ami, parce que c’est faire l’expérience de l’acceptation de soi en dehors de toute peur et de toute culpabilité.
En vertu du principe d’incertitude d’Heisenberg qui dit que le simple acte d’observation change ce qui est observé, il n’y a rien d’autre à faire que de s’ouvrir, d’observer et de sentir ce qui s’ouvre, en acceptant tout ce qui vient. Rien à réprimer, juste laisser faire le processus. Juste se détendre pour observer, laisser les choses advenir, sans s’identifier aux jugements, tapis à l’intérieur de nous, qui pourraient nous faire croire que les cris de l’enfant dans la pièce sont insupportables. Vous pourrez même à loisir sentir que vous êtes libres d’aller dans deux directions différentes : celle de l’identification à la colère ou celle de l’expression intérieure de l’émotion refoulée.
À ce moment pourra surgir à l’intérieur de vous, une vision nouvelle et pacifiée du fait qu’il y a par exemple dans la pièce juste un enfant qui crie, se roule par terre, et personne pour le juger.
En vous déterminant à rester le témoin passif d’un comportement de votre enfant qui vous est intolérable, vous vous êtes donné la possibilité de rencontrer un aspect de vous-même que vous ne connaissiez, jusqu’à aujourd’hui, qu’à travers les cris et la violence que vous exerciez contre vos enfants.
Beaucoup de personnes s’étonnent elles-mêmes – après coup – d’avoir pu agir avec autant de force et de violence contre leur enfant. Leur difficulté est liée à leur incapacité à pouvoir orienter leur énergie, ce qui n’a rien à voir avec de la méchanceté, puisqu’elle manifeste juste une part blessée de nous-même à qui on a toujours interdit toute expression, et qui cherche depuis si longtemps à s’exprimer au grand jour.
Rilke en parle en poète quand il dit : « Peut-être tous les dragons de notre vie ne sont-ils que des princesses qui attendent de nous voir agir juste une fois avec beauté et courage. Peut-être tout ce qui est terrible est, dans sa plus profonde essence, quelque chose d’impuissant qui a besoin de notre amour. »7
Accueillir nos émotions avec curiosité et bienveillance, c’est pouvoir les déminer car une émotion accueillie n’est plus dangereuse : elle a perdu sa force. Notre colère depuis si longtemps interdite a un impérieux besoin d’être accueillie par nous-même pour n’être plus dangereuse pour nous et nos enfants.
On comprendra qu’il est nécessaire, régulièrement dans sa vie, de « laisser sa colère s’exprimer librement » sans personne en face pour la subir. La colère (comme les autres émotions d’ailleurs) n’est qu’une forme que prend l’énergie fondamentale à travers laquelle nous vivons tous. C’est la même énergie – exprimée différemment – qui fait que nous prenons nos enfants dans nos bras ou que nous leur aboyons dessus.
Si nous voulons ne plus souffrir ni faire souffrir les autres, il nous faudra tôt ou tard, parvenir à exprimer cette énergie refoulée, à la laisser intérieurement se fondre dans l’univers, parce que c’est elle qui nous contraint à agir en désaccord complet avec ce qui en nous aspire au calme et à la paix.
On sait que par définition tout ce qui est inconscient est projeté8, et que tant que les émotions refoulées ne sont pas exprimées, il n’est pas possible de fonctionner normalement. On comprendra facilement que dans un tel contexte il ne sert à rien de s’en vouloir, que celui ou celle qui s’en veut est un(e) simple ignorant(e) qui fait un problème personnel d’une loi infaillible : tout ce qui est contraint et réprimé à l’intérieur de soi prend de la force en retour dans des proportions importantes.
Les pulsions refoulées ne sont donc ni mauvaises ni bonnes, elles sont en nous-mêmes et dorment dans nos caves. Et ce sont en particulier nos enfants – et plus largement les autres – qui font sans cesse les frais de ces énergies inexprimées parce que censurées.
Dans le monde de la mauvaise conscience et de la « parenté bienveillante » (d’autant plus obligée qu’elle est le produit de la culpabilité), le refoulement fait des ravages.
Nos enfants sont toujours « tels qu’ils sont », cela signifie qu’ils font toujours « comme ils le peuvent ». Ce qui ne mérite ni les cris ni la violence mais demande au contraire de l’attention aimante et de l’acceptation.
La fille de 11 ans qui a frappé sa mère, ma lectrice, a agi ainsi parce que – dans sa confusion – elle a cru que sa propre violence était le seul moyen en son pouvoir de se protéger de sa mère pour moins souffrir. Même si ma lectrice, on le comprend, aurait aimé que sa fille n’ait pas eu le besoin de le faire, elle a agi ainsi parce qu’elle n’a pas pu agir autrement : lui en vouloir ne ferait qu’ajouter une difficulté à une difficulté. Il est donc juste que cette mère lui conserve son amour et mette tout en œuvre pour le lui faire sentir, ce qui est exactement l’inverse de ce que font certains parents qui, en dramatisant les choses, cherchent à faire sentir à leurs enfants que s’ils veulent de l’amour, ils devraient s’y prendre autrement, ou pire quand ils se servent de l’amour pour les faire chanter.
Cela ne doit évidemment pas empêcher cette mère de se protéger des coups éventuels de son enfant, de les esquiver, donc de tout mettre en œuvre pour ne pas se retrouver la victime éplorée de la violence de cette dernière. L’amour fait très mauvais ménage avec la victimisation, l’amour se souvient de ce qu’il veut (aimer), par-delà le besoin de se protéger de l’autre. Cela signifie que l’amour ne peut pas faire du mal à l’autre en retour.
Un exemple personnel de refoulement
Je voudrais illustrer ce point avec un exemple personnel. J’ai une excellente relation avec mon petit-fils de 2 ans et demi qui m’aime et que j’aime et avec lequel j’ai ressenti une tension – voici quelques jours – pour la première fois dans notre relation.
L’autre jour, après le déjeuner, je lui ai demandé d’aller se laver les mains, il était d’accord. Je l’ai hissé contre moi jusqu’à hauteur du lavabo, ai fait couler l’eau, mis du savon, on s’est savonné les mains tous les deux. Mais au moment du rinçage, il a trouvé l’eau froide et a retiré ses mains encore toutes pleines de savon. Là, plutôt que de le respecter, d’attendre un peu, de rendre l’eau un peu tiède, ma réaction a été de le contraindre : de le vouloir comme j’en ressentais le besoin plutôt que de l’aimer en l’acceptant tel qu’il était. Ça a duré quelques secondes et il s’est mis à crier quand je l’ai forcé à mettre les mains sous l’eau froide avec les miennes pendant trois secondes pour les rincer, il s’est arrêté de crier au moment où je les lui essuyais avec une serviette.
On peut facilement considérer cet incident comme mineur, ne lui accorder aucune importance donc ne lui prêter aucune attention. Mais ce n’est pas ainsi que les choses se sont passées ; j’ai senti juste de faire de ce moment insignifiant quelque chose de signifiant, une opportunité après coup, pour observer à l’intérieur de moi ce qui s’était réellement passé à ce moment en laissant doucement monter mon émotion.
Seul avec moi-même, après coup, je me suis mis en position d’accueillir cette énergie qui m’a forcée à contrer mon petit-fils brutalement et j’ai revu les scènes et les cris de mon père qui éructait (lorsque j’étais petit garçon) : « ce n’est pas toi qui commandes ici » (…) « tu n’es qu’une mauviette », les baffes et les larmes qui les accompagnaient. Laisser s’exprimer avec douceur, à l’intérieur de soi, sa colère refoulée – donc ne plus la réprimer – permet d’exprimer et d’accueillir, en profondeur et en vérité avec soi-même, les larmes d’un petit enfant perdu.
Nous ne pouvons jamais être certains d’avoir épuisé (c’est-à-dire exprimé complètement) notre propre violence refoulée. Il serait certainement très prétentieux de se croire définitivement doux. Mais il est toujours possible pour celui ou celle qui sent que la violence n’est jamais justifiée, de se souvenir de mettre en pleine lumière cette violence refoulée en l’exprimant.
Avec un tel ressenti – rien ne doit être obligé – prendre un temps avec soi-même pour laisser sortir des larmes enfouies parfois si profondément qu’elles n’avaient pu jusqu’alors s’exprimer qu’à travers le masque de la colère, de la violence et de l’intolérance.
En conclusion
Le parent devenu conscient9 est celui qui (parce qu’il est parvenu à décoder sa propre histoire) ne ressent plus le besoin de perpétrer les cris et la violence à son tour, ou s’il en ressent encore le besoin, parvient à voir une lumière s’allumer à l’intérieur de lui, avec laquelle il se sent devenu si familier qu’il est capable de l’accueillir comme une amie pour en diriger le faisceau là où il le veut, sans devoir le projeter sur son enfant. Le cycle des cris et de la violence étant donc rompu, il n’y aura plus de chances pour que son enfant devienne violent à son tour.
Un parent ayant fait ce travail pourra toujours recevoir les cris et les coups d’un enfant perdu (parce qu’ayant subi la violence). Il se souviendra alors que si l’enfant le frappe ou lui crie dessus c’est parce que son parent ou son éducateur le lui a appris, et que derrière ce comportement il y a de l’insécurité et du désarroi.
Comprenant en profondeur les causes du fonctionnement de l’enfant, il mettra tout en œuvre pour esquiver ses coups éventuels, mais il ne pourra pas lui en vouloir.
Ne répondant pas à la violence de l’enfant par sa propre violence, il agira ainsi avec l’intention de mettre tout en œuvre pour qu’elle se calme, petit à petit.
Un parent vidé de sa hargne n’a plus le besoin d’exprimer son émotion contre son enfant puisqu’il n’en ressent plus, cela signifie qu’il n’a plus le besoin d’exprimer ses désaccords d’une manière émotionnelle : il parvient donc à exprimer ses désaccords de manière à la fois calme, censée et respectueuse de l’autre.
Tant que les adultes attribueront aux enfants la cause de leurs malaises, ils chercheront à réprimer l’expression de la vitalité des enfants10. Mais s’ils prennent soin d’eux-mêmes en accueillant les émotions refoulées qu’ils ont vécues face à l’inconscience de leurs propres parents, ils pourront rompre avec un cycle de violences transgénérationnelles en ne faisant plus subir à leurs enfants leur colère refoulée.
© 2023 Renaud Perronnet. Tous droits réservés
Illustration :
Colère, par Beanhex.
Notes :
1. Lire mon article : Que veut dire : « Vous l’avez attiré » ?
2. Lire mon article : Repérer les principes pernicieux de la pédagogie noire pour y remédier
3. Une compulsion est un besoin interne impérieux que nous pouvons ressentir d’accomplir un acte, pour faire diminuer notre anxiété.
4. Lire mon article : Comment ne plus faire le mal qu’on ne veut plus faire ?
5. Communication Non Violente : technique de communication formalisée par Marshall B. Rosenberg (élève de Carl Rogers et admirateur de Gandhi), qui permet à une personne d’exprimer ses besoins en cherchant à ne pas nuire à son interlocuteur.
6. L’écoute active est une technique développée par le psychologue Thomas Gordon à partir des travaux sur l’approche centrée sur la personne de Carl Rogers. Elle consiste à reformuler les propos de son interlocuteur en mettant l’accent sur le décodage de sa dimension affective implicite.
7. Rainer Maria Rilke, Lettre à un jeune poète.
8. « L’inconscient d’une personne est projeté sur une autre, de sorte que la première accuse la seconde de ce qu’elle réalise en elle. Ce principe est d’une telle universalité que nous serions bien avisés, avant de critiquer autrui, de nous asseoir et de réfléchir à savoir si ce n’est pas à nous qu’il conviendrait de jeter la première pierre. » Carl Gustav Jung.
9. Lire à ce sujet mon article : Parent efficace ou parent conscient
10. « Quand vous souffrez ou quand vous êtes malheureux, le remède ne se trouve pas à l’extérieur. C’est la manière dont vous prenez les choses qui vous fait devenir ce que vous êtes. » Daniel Roumanoff, Swami Prajnanpad, tome 2, p.37.
Pour aller plus loin sur ces thèmes, vous pouvez lire sur ce site :
- Pourquoi faut-il reconnaître sa toxicité à l’œuvre dans sa relation à l’enfant ?
- L’identification à son enfant intérieur
- Les relations aux enfants
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Avertissement aux lectrices et aux lecteurs :
Il est possible que les idées émises dans ces articles vous apparaissent osées ou déconcertantes. Le travail de connaissance de soi devant passer par votre propre expérience, je ne vous invite pas à croire ces idées parce qu’elles sont écrites, mais à vérifier par vous-même si ce qui est écrit (et que peut-être vous découvrez) est vrai ou non pour vous, afin de vous permettre d’en tirer vos propres conclusions (et peut-être de vous en servir pour mettre en doute certaines de vos anciennes certitudes.)