ou comment se déséduquer pour respecter son enfant tel qu’il est ?
« Si nous voulons éviter le viol inconscient de l’enfant et sa discrimination, la première chose à faire est d’en prendre conscience. Nous sensibiliser aux formes fines et subtiles d’humiliation d’un enfant est le seul moyen de nous aider à acquérir ce respect pour l’enfant dont celui-ci a besoin dès le premier jour de sa vie pour pouvoir se développer psychiquement. »
Alice Miller Le Drame de l’enfant doué
Devenir parent
Le désir d’enfant n’implique pas que les futurs parents seront à l’écoute de leur enfant à naître.
Le désir d’enfant d’une femme dépressive peut par exemple être un moyen pour elle de tenter de réparer – inconsciemment – un besoin d’affection non comblé.
Sans parler des nombreux cas de couples qui se réconcilient sur l’oreiller à travers leur mutuel désir d’enfant – vu comme une réponse à leurs difficultés relationnelles.
Il y a aussi les hommes immatures paniqués par la grossesse de leur femme et qui la quittent parce qu’elle est enceinte.
Et les jeunes mères qui ne savent pas, ne peuvent pas s’occuper de leur bébé.
Pour ne parler que de quelques cas.
Or seul celui qui a été respecté lorsqu’il était enfant sera d’emblée un parent capable de respecter son enfant.
Un ex enfant non respecté (donc ayant reçu une éducation toxique) devenu parent, est le plus souvent condamné à reproduire dans une inconscience la plus totale, sur ses propres enfants, les comportements abusifs qu’il a subis.
Jusqu’au moment où il met tout en œuvre pour sortir de sa toxicité.
Un jour ou l’autre, nos blessures d’enfant se réactiveront
Une personne qui – le plus souvent sans le savoir – s’évertue à refouler son agressivité dans des situations conflictuelles, ne pourra – aussi aimable qu’elle paraisse – que se montrer sous son « vrai jour » quand elle se retrouvera dans une situation incontrôlable pour elle. Immanquablement, un jour ou l’autre, par le simple fait qu’elle soit devenue parent, les monstres cachés en elle ressurgiront dans certaines situations relationnelles qu’elle vivra avec son enfant et qui réveilleront les blessures endormies et non cicatrisées qu’elle porte en elle.
La plupart des parents portent au fond d’eux-mêmes un véritable « talon d’Achille » (le fameux « ma patience a des limites ») auquel – s’ils n’en ont pas préalablement pris soin – se heurteront douloureusement leurs enfants.
Il ne peut pas en être autrement dans l’exacte mesure où ce que nous n’avons pas « mis à jour » continue d’œuvrer inconsciemment et insidieusement à l’intérieur de nous.
J’ai par exemple remarqué que les difficultés des enfants – qui sont pourtant propres à leur âge – amusent certains adultes qui jouent avec et les observent avec condescendance.
Je me souviens du regard amusé de mon père qui – quand j’avais 5 ou 6 ans – me demandait d’aller voir à la cave s’il n’y avait pas quelqu’un, parce qu’il avait entendu du bruit, cela dans le but de soi-disant tester mon courage. Il jouissait manifestement de mon désarroi, s’amusait de ma peur tout en me mettant au défi de l’affronter. Moi, l’enfant, je sentais bien que pour lui plaire je devais faire ce qu’il me demandait et en même temps je me sentais profondément mal à l’aise car je ne comprenais pas ce qui le faisait sourire.
Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai compris que lorsqu’il jouait avec ma peur, il m’apprenait à ne pas me respecter et à avoir honte de moi quand je n’étais pas conforme à ce qu’il voulait que je sois.
Sans doute que pour traverser les tragédies de son existence il n’avait pas pu faire autrement que de s’endurcir pour moins souffrir, et il pensait devoir endurcir son petit garçon qu’il prétendait aimer. En tout cas, c’est ainsi qu’il s’y prenait pour nourrir – à l’intérieur de lui – la délicieuse sensation de pouvoir dont il avait besoin pour ne pas rencontrer ses propres souffrances.
Un parent qui – étant enfant – a été humilié pour ses maladresses aura tendance à regarder les maladresses de ses enfants à travers le prisme de l’humiliation subie donc – par exemple – à travers une ironie plus ou moins mordante. Son « Dis-moi, t’as pas trouvé d’autre jeu que de renverser le café sur le tapis ? » mettra l’enfant dans un sournois malaise.
Un parent ayant reçu des coups (baffes, claques, fessées) à l’occasion d’un mauvais bulletin scolaire lorsqu’il était enfant, sentira monter en lui, de manière plus ou moins irrépressible, un désir de frapper son propre enfant dans une situation semblable, en interprétant le comportement de ce dernier comme un défi. Et pourtant ? A-t-on jamais vu un enfant « faire exprès » d’avoir des mauvaises notes ?
J’ai même, dans mon métier, rencontré une femme qui – parce qu’elle avait été éduquée à croire que dans la vie il fallait s’endurcir pour survivre – pensait éduquer son petit enfant de deux ans en le mettant debout sur la table, en lui tendant les bras pour qu’il se jette dedans et – au dernier moment – en se retirant pour qu’il tombe afin (je la cite) « qu’il apprenne à ne faire confiance à personne. »
De quelles trahisons cette « mère » avait-elle été la victime pour en arriver là ?
Mue par sa névrose d’angoisse d’être trahie, elle en est arrivée à croire devoir dresser[1] son enfant, c’est-à-dire devoir exercer contre lui des violences, ce qui est le contraire de l’éduquer avec respect et amour.
Ceux qui ne se remettent pas en cause
A partir de ce constat, nous distinguerons deux sortes de parents aux comportements toxiques. Ceux qui – imbus d’eux-mêmes mais surtout ignorants – sont incapables de se remettre en cause parce qu’ils sont enfermés à double tour à l’intérieur de leur petit moi. Victimes de leur arrogance et de leurs certitudes, ils se persuadent qu’ils sont libres des décisions qu’ils prennent pour éduquer leur enfant. Ils pensent que l’inconscient n’existe pas, qu’ils ne peuvent donc pas être dépendants de leur propre passé et croient agir délibérément – mus par leur simple volonté.
Victimes de leurs propres croyances, ils s’y soumettent et utilisent les concepts d’autorité, de laxisme et même de bon sens pour justifier leurs névroses et balayer d’un revers de main toute possible remise en cause de leurs comportements. Dépendants de leurs inhibitions, ils justifient maladroitement leurs émotions en s’écriant par exemple : « Quand y’en a marre, y’en a marre ! » En fait ils sont dépendants de leur impatience, de leur agressivité et de leur énervement – ce qui les rend abusifs et dangereux pour leurs enfants.
Ces parents sont toxiques en ce sens qu’ils imposent leur loi personnelle à leurs enfants dans un rapport de force d’autant plus tragique qu’il profite toujours au même côté. Ils sont aveuglés par leurs besoins issus de leurs émotions refoulées, besoins qu’ils imposent à leurs enfants à travers des injonctions comme « Tais-toi, t’as rien à dire ».
L’égocentrisme de l’éducateur s’exprime toujours de manière tentaculaire, prégnante et finalement mortifère pour l’enfant.
Comme l’a dit Janusz Korczak : « Plus le niveau spirituel de l’éducateur est pauvre, plus sa morale est incolore, plus grand sera le nombre des injonctions et interdictions qu’il imposera aux enfants, non pas par souci de leur bien, mais pour sa propre tranquillité et son propre confort. »
Ceux qui osent se remettre en cause
Il y a aussi les parents – plus lucides – qui, après une forte colère contre leur enfant par exemple, osent s’interroger et sentent plus ou moins confusément (mais courageusement parce que ce n’est pas facile pour un être qui croit aimer son enfant de remettre honnêtement en cause sa certitude), qu’ils ont été injustes.
Dans un monde par nature éphémère, nos certitudes ne sont le plus souvent que le reflet de notre besoin de protection dans un environnement qui nous fait peur. Et si nous avons peur c’est bien souvent parce que nous avons dû renoncer à conserver notre innocence d’enfant en n’osant pas nous confronter aux jugements de ceux qui prétendaient agir pour notre bien.
C’est ainsi que beaucoup de parents, manifestement touchés par mes articles « A propos des parents aux comportements toxiques »[2] et « Pourquoi faut-il reconnaître sa toxicité à l’œuvre dans sa relation à l’enfant ? »[3] m’écrivent.
Parmi ces partages, je vous soumets les propos de Carole qui me semblent particulièrement riches et représentatifs de ce que beaucoup de parents qui se remettent en cause se disent :
« J’ai cherché des informations sur le net quant à mon agressivité et ma violence psychologique et parfois physique sur mes enfants, que j’aime pourtant plus que tout.
En fait j’ai découvert grâce à vous que ces réactions venaient de ma propre enfance où j’ai été maltraitée et délaissée, j’avais pourtant l’impression d’avoir pardonné, compris mes parents divorcés et je ne me sentais pas esclave de mon passé, je pensais en être en grande partie responsable. Malheureusement j’avais tout faux car à la naissance de mes enfants je me suis rapprochée de mes parents et beaucoup de rancœur est remontée. J’ai fait une dépression à cause de ça et j’ai consulté, mais jusque-là, côté éducation je croyais encore être dans la bonne direction, je ne faisais pas encore le rapprochement. Grâce à vos articles ou vous parlez des neurones miroirs et des parents toxiques, je me suis aperçu que j’étais effectivement une maman toxique et depuis j’essaie d’y remédier. Mais j’ai toujours des réactions à fleur de peau ; dès qu’ils font une bêtise, la colère monte et dans ces moments ils m’énervent tellement que je ne les aime plus je crois car je leur dis des trucs vraiment méchants. Un instant après, je reviens à moi et je culpabilise énormément mais jusque-là je n’avais jamais avoué mon erreur dans mon mode d’éducation. Alors j’ai décidé de tout avouer à mes enfants pourtant petits (7 ans et 3 ans), je me suis excusée de mes comportements excessifs, j’ai beaucoup pleuré et je leur ai raconté que j’avais été maltraitée et que c’était pour ça que je les traitais mal à mon tour, mais que j’avais tort et que j’allais tout faire pour leur prouver mon amour autrement qu’en les menant à la baguette ! (Je donnais énormément de punitions, j’en étais à ne plus savoir de quoi les punir…) Comme je viens de faire cette découverte, grâce à vous, je suis au début mais j’ai encore du mal à contrôler ma colère même si je la comprends.
Avez vous des pistes pour y arriver, car je souhaite être une maman aimante et bienveillante tout le temps sans crises de colères qui gâchent tout le beau rapport que j’ai la plupart du temps avec mes enfants.
Merci d’avance. »
Se déséduquer
Les pistes que je peux proposer aux parents dépendent principalement de leur motivation, il faudrait plutôt dire de leur acharnement à ne plus vouloir utiliser leur enfant comme exutoire pour leur souffrance refoulée. Je sais bien que rationnellement, à « tête reposée », la plupart des parents conviendront qu’ils ne veulent que le bonheur de leur enfant. Eh bien justement, je crois que « nous les parents » devons commencer par ne pas nous laisser trop facilement abuser par nos « bonnes intentions » donc ne pas nous laisser abuser par la formule facile « mes enfants que j’aime pourtant plus que tout ».
Commençons par remarquer que la langue française emploie le même verbe aimer pour désigner par exemple notre relation au chocolat et notre relation à notre enfant. Beaucoup de parents aiment leurs enfants comme ils ont aimé leur jouet préféré du moment quand ils étaient eux-mêmes enfants. Avec cette sensation de possessivité qui fait qu’ils étaient prêts à faire une crise en se roulant par terre quand on le leur retirait, ce qui était « insupportable » pour eux.
Aimer son enfant, ce n’est pas l’aimer « pour soi-même », parce qu’on en est par exemple fier comme un insigne qu’on arbore, mais aimer « un autre que soi » c’est-à-dire apprendre à le respecter « tel qu’il est », ce qui est exactement l’inverse de l’abuser physiquement et émotionnellement.
Je connais un certain nombre de personnes qui – sincèrement – cherchent à apprendre à écouter les vrais besoins de leurs enfants, elles font par exemple pour cela des stages de Communication Non Violente (CNV) dans lesquels elles apprennent méthodiquement le b.a.-ba de ce que Jacques Salomé appelait la « grammaire relationnelle ». Mais tant qu’elles n’auront pas exorcisé leurs propres démons intérieurs, tant qu’elles les auront seulement chassés par la porte, ceux-ci reviendront par la fenêtre. Non pas que ces parents soient « mauvais » en soi, mais tant que les causes émotionnelles qui les poussent à agir de manière abusive avec leurs enfants n’auront pas été mises à jour et intégrées, ils en resteront dépendants et reproduiront leurs comportements toxiques.
Ainsi je constate que beaucoup de « pédagogues » redoutent de laisser l’enfant « être ce qu’il est » en croyant devoir justifier une action sur lui « dans son intérêt ». « L’enfant n’a véritablement pas le droit d’être un sujet, il demeure l’objet de la pédagogie », constatait Alice Miller.
Comme ces éducateurs qui se croient pédagogues et respectueux lorsqu’ils expliquent à des parents que pour être obéis ils n’ont qu’à laisser miroiter une récompense à leur enfant. Ils ne voient pas que c’est une manière de les manipuler comme on fait avancer l’âne avec une carotte.
« L’enfant est une personne » nous rappelait Françoise Dolto, ce qui signifie qu’il est de même nature que nous, les adultes. Transgresser ce principe, c’est abuser émotionnellement les enfants, comme – par exemple – en espionnant les SMS sur leurs portables sous le prétexte d’apaiser nos peurs, en se racontant qu’on agit pour leur bien.
Culpabiliser après coup, lorsqu’on se rend compte qu’on a abusé son enfant, est inutile et néfaste.
Le poison de la culpabilité
Vous avez peut-être remarqué qu’aujourd’hui on rencontre de plus en plus de parents qui donnent des leçons aux autres sous prétexte qu’ils ont fait un stage de trois jours pour apprendre à « bien éduquer ses enfants » et qu’ils ont « tout compris » théoriquement. C’est parce que beaucoup de personnes culpabilisent d’avoir mal traité leurs enfants qu’elles militent pour le soi-disant bien-être des enfants des autres.
Le moteur du dysfonctionnement du parent étant le plus souvent son sentiment de culpabilité, plutôt que de l’affronter, il tente de « sauver » les autres parents, ce qui est une tentative inconsciente pour s’excuser lui-même de sa propre toxicité à l’égard de ses enfants et ainsi tenter de se déculpabiliser. Sauf que vouloir sauver le parent qui n’a rien demandé (ou si peu) est en soi un abus, c’est se servir de l’autre pour se faire du bien à soi.
Cela dit, les parents eux-mêmes sont mal à l’aise – parfois en secret. Ils sentent bien qu’ils ne s’y prennent pas avec leurs enfants de la bonne façon et qu’ils ne les rendent pas heureux. Et ils ne savent rien faire d’autre que de (se) culpabiliser.
Dans un monde judéo-chrétien, on attribue volontiers de la valeur à l’émotion de culpabilité en présupposant qu’elle sera le premier pas d’une amélioration de la personne. En fait il n’en est rien, car celui qui culpabilise a plus le souci de lui-même que de l’autre. La culpabilité n’est pas altruiste, elle n’aide pas à l’édification du sens moral de la personne, elle est la simple émotion égoïste de celui qui refuse les choses telles qu’elles sont : il pense qu’il a commis une erreur et s’en veut de l’avoir commise parce que ça le frustre ! Et si ça le frustre c’est parce qu’il a été de multiples fois désavoué, réprimandé, étant enfant, d’avoir commis des erreurs.
En réalité cela n’a rien de mal « en soi » de commettre une erreur (même si cela peut être grave pour soi ou pour les autres). Commettre des erreurs fait juste partie de l’apprentissage. C’est en remarquant et corrigeant ses erreurs qu’on progresse dans n’importe quel domaine.
L’émotion de culpabilité est donc simplement le signal qui nous montre à quel point nous nous haïssons quand nous avons commis une erreur. Parce que nous croyons (faussement) que nous aurions pu ne pas la commettre. La culpabilité nous enferme à l’intérieur de nous-même et malheureusement cela reste très confus, la plupart d’entre nous ne le voient pas.
Alors, comment s’y prendre ?
Il nous faut commencer par « exorciser nos démons ». C’est parce que nous avons été conditionnés à ne pas nous aimer tels que nous étions que nous en sommes venus à ne pouvoir aimer nos enfants que « tels qu’ils devraient être, selon nous. »
Pour faire grandir l’adulte en nous (pour faire grandir le parent respectueux qui n’a pas besoin d’abuser ses enfants), il faut identifier le plus souvent possible le petit enfant aux commandes, à l’intérieur de nous. Identifier, ce n’est pas culpabiliser de se comporter comme ceci ou comme cela, c’est considérer honnêtement les choses, c’est voir avec lucidité qu’on se comporte de manière non adéquate avec la réalité puisqu’on n’est plus un petit enfant. C’est revenir à ce qu’on est vraiment : un adulte qui – parce qu’il a encore besoin de se sentir aimé – a refusé de s’être comporté comme il s’est comporté.
Si notre responsabilité d’adulte est de nous élever à la hauteur de la sensibilité de nos enfants afin de ne pas courir le risque de les blesser, il nous faut commencer par nous élever à la hauteur de notre propre sensibilité pour ne pas nous blesser nous-même.
Celui qui veut extirper de lui son sentiment de culpabilité devra commencer par distinguer son émotion de culpabilité de la situation objective qu’il vit.
Je vous donne un exemple pris dans mon « fonds » personnel de père.
Un enfant de 4 ans passe de la salle de bains à la cuisine avec une petite cuvette à moitié remplie d’eau dans laquelle flotte un petit bateau. Il joue et renverse un peu d’eau sur le linoléum de la cuisine.
A ce moment – agacé – le père gronde : « Arrête de mettre de l’eau partout dans la cuisine. »
Il soumet donc son enfant à son émotion d’agacement à travers sa remarque inexacte (puisqu’il n’y a pas de l’eau « partout »), mais enfermé à l’intérieur de son émotion c’est-à-dire à l’intérieur de sa croyance qu’on ne « joue pas avec de l’eau », il est incapable de le voir.
A ce moment sa femme – qui a entendu son injonction – intervient en disant : « Mais il n’y a pas de l’eau partout et en plus c’est facile de se servir de la serpillère qui est sous l’évier. »
Le père pourra vivre ici deux émotions différentes, toutes deux également égocentriques :
- L’émotion de révolte liée au sentiment d’injustice qui lui fera répliquer : « J’en ai marre, je t’ai déjà dit qu’il était maladroit de me désavouer devant mon enfant, comment veux-tu qu’il me respecte après ça ! » (Incapable qu’il est de voir qu’ici maintenant, il est précisément en train de faire à sa femme devant son enfant ce qu’il lui reproche de faire !) L’enfant se sentira alors confusément pris en otage au cœur de la dispute de ses parents. N’ayant pas la maturité pour y voir clair comme pour remettre les responsabilités réciproques de ses parents à leur juste place, il ne pourra que se sentir douloureusement être la cause de la dispute de ses parents.
- L’émotion de culpabilité : le père se sent littéralement pris par sa femme « la main dans le sac », il pense qu’il a fait une réflexion à son enfant « qu’il n’aurait pas dû faire » non pas par souci d’équité pour ce dernier mais parce qu’il a été désavoué par sa femme (dont il sent bien que ce qu’elle lui dit est juste) ; il est frustré dans son besoin infantile d’être approuvé par elle. Dans sa confusion émotionnelle, il en veut à tout le monde : à son enfant d’avoir mis de l’eau sur le sol de la cuisine, à sa femme de lui avoir fait une réflexion et à lui-même d’avoir parlé trop vite. Il se sent à la fois victime des autres, et bourreau de lui-même (selon l’éloquente expression de Guy Corneau).
Comment voir la situation avec objectivité ?
Pour sortir de cette confusion, il n’y a pas d’autre solution que de « voir les choses telles qu’elles sont », c’est-à-dire de constater (sans culpabiliser) que la mémoire de ce père, encore esclave de son passé traumatique non mis à jour, lui a imposé – au moment même où il a vu son petit enfant arriver dans la cuisine avec de l’eau – l’injonction suivante : « on ne joue pas avec l’eau ! »
Et c’est en suivant patiemment le fil de son anamnèse qu’il pourra par exemple découvrir que sa mère dépressive et maniaque faisait une fixation névrotique sur les taches et que lui-même n’avait jamais pu jouer avec de l’eau par peur des punitions.
Ce travail n’est rendu possible qu’au parent qui accepte à l’avance de s’exposer de telle façon qu’il pourra avoir le « cœur brisé » par ce qu’il découvre. Je me souviens de l’exemple que prenait Arnaud Desjardins pour l’illustrer. Un homme était rentré ivre à son domicile un soir et avait battu son enfant. Le lendemain matin – ne se souvenant plus de rien, il avait regardé le visage tuméfié de sa fille et lui avait demandé « Mais qui est-ce qui t’a fait ça ? ». Après avoir entendu la réponse : « Mais c’est toi papa, hier soir », cet homme avait eu le cœur brisé et n’avait depuis jamais rebu une seule goutte d’alcool (en se faisant aider par les Alcooliques Anonymes).
Dans ce contexte si dramatique, cet homme s’était exposé, sans défense, à ce qu’il avait fait. Il avait eu le courage de ne pas se trouver d’excuses, il n’avait pas « culpabilisé », il avait simplement « vu » ce qu’il avait fait à son enfant.
C’est cette simple vision qui permet à un être d’avoir le cœur brisé et de ne plus recommencer.
Quand un être ouvre son cœur à ce qu’il a fait subir à l’autre, il ne peut pas ne pas ressentir de la douleur. Cette douleur peut fonctionner pour lui de manière « définitive » en lui faisant vivre « l’horreur de son acte. »
C’est parce que les bourreaux sont incapables de ressentir l’horreur de leurs actes qu’ils peuvent continuer de l’être. Si nous voulons devenir capables de constater nos abus avec nos enfants, il nous faut en prendre l’exacte mesure sans nous en protéger.
Je peux témoigner que « l’électrochoc personnel » est radical et qu’il est bien sûr dépendant de la relation intime du parent aux valeurs qui sont les siennes, de ce que l’on pourrait appeler son niveau d’être.
D’autre part nous ne pouvons avoir le cœur brisé que parce que nous acceptons d’être vulnérables et cela parle directement de la relation que nous entretenons avec la « vérité » et avec nous-même, c’est-à-dire de notre propension à oser « voir les choses telles qu’elles sont » aussi douloureux que cela soit pour nous.
Pour répondre à Carole
Quand une personne me dit avoir « pardonné » à ses parents toxiques, je m’interroge. J’ai l’impression que cela signifie « avoir l’impression d’avoir tourné la page ». Là encore, il nous faut regarder les choses de beaucoup plus près. Nous ne pouvons « tourner la page » que délibérément, en sachant ce que nous faisons, c’est-à-dire en ayant vérifié par nous-mêmes que nous ne sommes ni dans le ressentiment, ni dans l’émotion de victimisation de celui ou de celle qui a juste entrevu la toxicité de ses parents, et qui après l’avoir entrevue a vite fermé la porte de peur de ce qu’il allait découvrir. Le soi-disant « pardon » est souvent confondu avec la lâcheté vis-à-vis de soi-même : parce que j’ai peur d’entrer en conflit avec ceux qui m’ont abusé, je préfère dire (et me raconter à moi-même) que je leur ai pardonné.
Et je me dois encore de préciser que si nous estimions que c’est à la victime de devoir pardonner à son abuseur, il s’agirait encore d’un abus : par inversion des rôles… Mis à l’endroit, dans un monde ordonné, c’est bien à l’abuseur de s’excuser et non pas à la victime – qui a déjà du mal à entrer en relation avec elle-même – à pardonner.
Et comme Carole le découvre à ses dépens, elle « avait tout faux » c’est-à-dire qu’elle s’abusait elle-même en croyant avoir « pardonné » alors même que si elle ne ressentait plus la toxicité de ses parents, c’était simplement parce qu’elle s’était éloignée d’eux. Cette toxicité était donc latente, il a suffi qu’elle devienne mère à son tour pour – se rapprochant à ce moment de ses parents – la ressentir à nouveau. Puisqu’aucun travail véritable de sa part n’avait en réalité été fait, il lui a donc « fallu » sombrer dans la dépression pour trouver dans sa souffrance le désir de chercher à comprendre, lire mes articles et découvrir la « vérité » : que non seulement elle était toujours la victime de la toxicité de ses parents mais qu’en plus elle avait elle-même des comportements toxiques avec ses enfants.
Si elle a une réaction « à fleur de peau » quand ils font une bêtise, c’est bien parce que les « bêtises » de ses enfants réactivent en elle des blessures non cicatrisées. Et cela, elle ne peut que le constater avec effroi mais elle n’y peut rien tant qu’elle n’a pas entrepris un véritable travail de connaissance d’elle-même – qui lui permettra de voir précisément à qui et à quoi elle obéit dans ces moments-là et pourquoi.
Son énorme culpabilité ne peut qu’être mortifère pour elle (car elle doit rencontrer sa négativité pour s’en libérer et que tant qu’elle en a peur elle ne peut que s’y soumettre.) Être honnête c’est, comme elle en convient courageusement, reconnaitre que dans certaines circonstances elle n’aime plus ses enfants ou – plus exactement – qu’elle emploie des mots avec eux qui cherchent à leur faire sentir qu’elle ne les aime plus.
La lutte interne que Carole a vécue avec d’un côté la puissance de son exaspération et de son rejet vis-à-vis de ses enfants et de l’autre la prise de conscience – à travers mes articles – qu’elle était en train de les maltraiter, de les abuser, a révélé, réveillé la « mère qui les aime » en elle. Toujours aussi courageusement elle « décide de tout avouer », comme un malfaiteur se rend à la justice parce qu’il ne supporte plus l’idée de son forfait.
Doit-on tout expliquer à ses enfants ?
Accablée par sa propre souffrance, elle oublie à ce moment que si ses enfants de 7 et 3 ans peuvent sentir l’ouverture sincère de leur mère quand elle leur dit qu’elle s’est trompée et qu’elle s’excuse, ils la ressentiront d’autant mieux quand elle transformera ses paroles en actes en ne recommençant plus ses violences.
Ils sont tout à fait incapables (à cet âge) de gérer le comportement émotionnel de leur mère (quand elle leur parle des abus qu’elle a subis.) Carole le pressent même quand elle partage qu’elle veut tout avouer à ses enfants « pourtant » petits. Ont-ils besoin qu’elle lui « avoue » quelque chose ? Ils ne peuvent être ses juges, ils sont ses enfants. Qu’ont-ils pu comprendre de la maltraitance que leur mère leur disait avoir vécue ? Comment ont-ils pu ressentir ses pleurs, eux des enfants par nature vulnérables et sensibles ? Pire, n’ont-ils pas alors pensé être la cause du désarroi de celle par laquelle ils ressentent si fort le besoin d’être aimés ? Les enfants sont des enfants, des éponges imbibées des émotions de leurs parents.
Les enfants pour se constituer ont besoin de parents « solides ». C’est être solide que de convenir de son erreur sans fausse pudeur, c’est toujours être solide de s’en excuser parce que cela montre à l’enfant la probité, l’honnêteté avec laquelle son parent gère ses erreurs sans en avoir peur (et cela est éducatif). Mais ce n’est plus « solide » que de tenter de faire sentir cela à son enfant à travers des débordements émotionnels qui ne peuvent que l’émouvoir et le troubler.
Ce travail héroïque du parent qui rencontre « la vérité » en restant debout doit d’abord être le sien, il doit se faire dans son intimité ou dans l’intimité d’un cabinet psychothérapeutique, pas devant des enfants troublés. Sentons que dans leur innocence les enfants ne peuvent qu’être encombrés parce que troublés de nos excuses.
J’entends qu’apprendre à maitriser, à contrôler sa colère n’est pas chose aisée pour celui ou celle à qui petit(e) on a manqué de respect donc que l’on a abusé(e). Comme je le disais au début de cet article, c’est parce que l’on a été émotionnellement abusé enfant que l’on abuse émotionnellement les autres quand on est devenu adulte. Prendre la mesure de ce que l’on a soi-même vécu pour ne plus devoir inconsciemment l’infliger à ses enfants n’est pas si simple, cela peut se faire pas à pas dans le cabinet d’un psychothérapeute par lequel on se sent respecté. Vouloir trop rapidement être, comme Carole l’exprime : « une maman aimante et bienveillante tout le temps » ou comme beaucoup de parents que je connais, considérer que puisqu’on a intellectuellement compris qu’on ne fait que répéter ce que l’on a soi-même subi, on peut faire l’économie de ce lent travail thérapeutique de rencontre avec soi-même et ses démons (qui nous font si peur), est une forme d’abus contre soi-même (et contre les autres) à regarder en face.
Pour devenir une maman bienveillante, Carole a besoin de commencer par s’entraîner à être bienveillante avec elle-même. Ainsi je ne suis pas certain que – comme elle l’affirme en culpabilisant – ses crises de colère « gâchent » le beau rapport qu’elle dit avoir, la plupart du temps, avec ses enfants. A voir les choses de manière exclusive à travers sa négativité pour elle-même, Carole risque de se rendre la vie encore plus dure.
En fait, Carole a la plupart du temps un beau rapport avec ses enfants. Tant qu’elle considère que ses faux pas « gâchent les choses » elle se met la pression en étant la victime de l’idéal de mère aimante qu’elle s’impose. Carole en est « là où elle en est », il lui faut devenir claire avec cela, l’accepter, c’est à cette condition qu’elle se « détendra » et arrêtera de se prendre pour le monstre qu’elle n’est pas. C’est à l’intérieur de cette détente (donc par amour pour la mère qu’elle est et qu’il lui faut apprendre à aimer et à faire grandir), qu’elle parviendra peu à peu à aimer et à respecter ses enfants.
En guise de conclusion
Quand on parle d’avoir le cœur brisé c’est la plupart du temps de manière très égoïste, on se sent en souffrance parce que l’on prétend que l’autre nous a brisé le cœur. Et cela n’a rien à voir avec le cœur brisé dont je parle ici. Ce cœur brisé est dans ce cas le cœur du parent qui – parce qu’il aime – ose personnellement ressentir dans sa chair ce qu’il fait à son propre enfant quand il l’abuse émotionnellement ou physiquement.
C’est le cœur brisé du parent qui ose balayer devant sa propre porte par amour pour son enfant. Quelle preuve d’amour plus flagrante un parent peut-il montrer à son enfant qu’il prétend aimer que de s’exposer lui-même à ce qu’il lui a fait subir ?
Cela revient à se souvenir que rien, jamais, ne justifie l’abus, la violence ou l’humiliation et que même si nous avons été maltraités et abusés par des parents aux comportements toxiques, cela ne doit jamais être pour nous une justification, un prétexte pour devoir à notre tour reproduire de tels comportements.
Être de plus en plus responsable de soi-même, c’est commencer par retrouver ce qu’il nous a été donné de vivre dans l’enfance – aussi cruel que cela ait été, puis le dédramatiser pour pouvoir l’intégrer. La plupart des gens commencent par dédramatiser ce qu’ils ont vécu (combien de fois n’ai-je pas entendu : « les coups, je les avais bien mérités »), ils se condamnent alors à ne rien pouvoir retrouver et deviennent incapables de revivre les émotions bloquées en eux qui restent enfouies, ce qui est le véritable obstacle à l’éradication définitive de leur violence.
Même si nous tentons d’être des parents bons et aimants, nous ne pouvons pas regarder le monde (et nos enfants) autrement qu’à travers les yeux de ceux qui nous ont appris à le percevoir. Changer sa manière de voir ne devient possible qu’à celui qui a préalablement fait la paix avec ce qui lui a été donné de vivre, c’est-à-dire à celui qui a réussi à se libérer de son passé traumatique.
Crédits : Illustration de Marie Cardouat (pour le jeu Dixit)
Notes :
[1] Voir mon article : Eduquer ou dresser ?
[2] Voir mon article : A propos des parents aux comportements toxiques
[3] Voir mon article : Pourquoi faut-il reconnaître sa toxicité à l’oeuvre dans sa relation à l’enfant ?
© 2016 Renaud & Hélène PERRONNET Tous droits réservés.
04/09/2019
Je découvre cette explicite citation de Swâmi Prajnânpad :
« Si quelqu’un veut devenir parent, après en avoir délibéré, il ou elle devra être extrêmement prudent. À chaque pas, il n’y aura qu’une seule considération : quel est l’intérêt de l’enfant ? Mais c’est ici que se trouve la difficulté : ces parents eux-mêmes ont été les victimes des actions cruelles de leurs propres parents, lesquels ont été aussi victimes de leurs parents. Un cercle vicieux est ainsi créé, sous l’emprise duquel chacun continue à répéter le passé avec ses propres enfants. La vraie difficulté c’est de mettre un coup d’arrêt à ce cercle vicieux de façon à ce que les parents puissent véritablement devenir des parents, pleinement conscients de leurs responsabilités envers leurs enfants… Cela seul peut les empêcher de devenir victimes de leur cruel passé… Cela seul évitera aux enfants de recevoir des chocs désagréables de leurs propres parents… Cela seul permettra une croissance saine pour l’enfant. »
Swâmi Prajnânpad mon maître, p. 184
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Ainsi que : Se défaire de l’attachement pathogène à ses parents
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Avertissement aux lectrices et aux lecteurs :
Ma formation première est celle d’un philosophe. Il est possible que les idées émises dans ces articles vous apparaissent osées ou déconcertantes. Le travail de connaissance de soi devant passer par votre propre expérience, je ne vous invite pas à croire ces idées parce qu’elles sont écrites, mais à vérifier par vous-même si ce qui est écrit (et que peut-être vous découvrez) est vrai ou non pour vous, afin de vous permettre d’en tirer vos propres conclusions (et peut-être de vous en servir pour mettre en doute certaines de vos anciennes certitudes.)