Peuvent-ils être des obstacles à la relation thérapeutique ?
Question de Jacinthe :
Tout d’abord je souhaite vous remercier de votre écoute.
J’ai découvert par hasard votre site et c’est un immense plaisir et apaisement de vous lire et apprendre à travers vos écrits.
Je viens à nouveau vers vous pour vous demander quelques éclaircissements par rapport à mon travail personnel.
Je vous ai déjà fait part que je suis en train de suivre un travail avec une psychologue mais j’ai arrêté car il y a eu transfert.
En effet j’avais écrit une lettre d’amour avec mes sentiments pour elle à cette psychologue et elle a demandé l’arrêt des soins. Par la suite elle m’a dit que le travail n’était pas fini mais que je ne pourrai pas le continuer avec elle car j’ai des sentiments pour elle.
Mon transfert amoureux a donc détruit la relation avec ma thérapeute puisqu’en lui faisant part de mes sentiments amoureux elle ne souhaite pas qu’on continue la thérapie.
Or vous avez répondu à Catherine, dans votre article sur la relation thérapeutique, qu’elle peut dire à sa thérapeute qu’elle est amoureuse d’elle et que cela ne détruira pas la relation créée.
Après une période de 6 mois j’ai demandé si je peux reprendre les soins avec ma thérapeute ou un confrère si elle estime que je ne pourrai pas continuer avec elle.
Donc je vais voir un confrère pour continuer.
Est-il normal que je souffre de ne plus la voir ?
Comment faire pour passer ce cap ?
Je vous remercie de votre attention.
Ma réponse :
Le transfert n’est rien d’autre que ce que le patient tout entier ressent à l’égard de son thérapeute. C’est un processus à travers lequel les désirs inconscients d’une personne – à chaque instant – s’actualisent sur la personne qui l’écoute.
Il n’est pas possible (et il ne serait pas souhaitable) de l’empêcher. Il peut être positif (comme votre sentiment amoureux pour votre psychologue) ou négatif (vous pouvez par exemple être furieux ou plein de haine parce que vous avez l’impression que votre thérapeute vous agresse ou vous humilie).
A partir de ce transfert, il devient possible pour le patient de découvrir avec qui il a éprouvé des sentiments similaires dans son passé et ce dans le but d’arriver à les mettre à jour et à les analyser afin de s’en débarrasser – parce qu’ils ne sont plus appropriés à ce qu’il vit aujourd’hui. Pour ce faire, il est nécessaire qu’une véritable relation de confiance[2], celle qui permet de tout dire, soit établie entre le patient et le thérapeute, ce qui lui permettra d’oser s’exprimer sans se censurer.
Souvent, au début de la relation thérapeutique, le patient (à travers son transfert), croit à tort que son thérapeute connait les réponses aux questions qu’il se pose. Le transfert opère alors à travers les affinités ressenties par le patient envers son thérapeute. En conséquence, quand le transfert entre le thérapeute et son patient est bien placé, il permet la réactivation de parts de vie laissées pour mortes chez le patient et participe donc de manière importante au travail thérapeutique.
Le thérapeute – lui – sait que le patient ressent le besoin de s’appuyer sur lui pour découvrir les réponses aux questions que ce dernier se pose. Son rôle est alors d’accompagner le patient à le faire à travers ses projections – positives comme négatives – donc éventuellement à travers son sentiment amoureux.
Ainsi Jacinthe, vous vous retrouvez au cœur d’un paradoxe qui vous trouble alors que le transfert que vous avez vécu – y compris ce que vous appelez votre transfert amoureux – est un phénomène à la fois connu et « parfaitement normal » au cours d’un travail thérapeutique.
A travailler avec un thérapeute bienveillant qui vous écoute, il est tout à fait possible que vous tombiez amoureuse de lui. Ce transfert est une projection-interprétation que vous faites sur lui et suscite (comme il se doit dans une relation thérapeutique), un « contre-transfert », c’est-à-dire la possible projection-interprétation en retour que peut faire votre thérapeute sur vous.
En fonction de vos sentiments (et des siens), de votre problématique (et de la sienne), votre thérapeute éprouve ou peut éprouver en retour des sentiments pour vous (puisque comme vous il est humain) et cela s’appelle le contre-transfert. Ces sentiments, il est important qu’il en soit conscient, car c’est parce qu’il en est conscient qu’il n’en est pas dupe, donc qu’il peut ne pas s’identifier à eux, ne pas en être prisonnier. Ce qui revient à dire qu’il se souvient constamment qu’il est dans une relation thérapeutique et ceci pour pouvoir faire son travail. Le thérapeute doit, à tout moment de la thérapie, être capable de repérer ses propres réactions émotionnelles à ce que lui dit le patient.
Nous comprenons là que le thérapeute, pour bien faire son métier, doit à la fois être proche de son patient (parce qu’il est humain et que son humanité et sa bienveillance participent – bien sûr – au mieux-être de son patient), et distinct[3] de lui (parce qu’il n’est pas « lui ») – puisqu’il est son thérapeute).
Le thérapeute ne soigne pas avec ce qu’il a mais avec ce qu’il est, donc avec sa présence[4], et à condition qu’il ne se l’approprie pas, à condition qu’il ne se transforme pas en quelqu’un de « spécial » qui pose un diagnostic, à condition qu’il reste avec l’esprit vide sans idées préconçues et le cœur ouvert prêt à tout, il aide à la mystérieuse alchimie du processus de guérison.
C’est cet équilibre fragile (parce qu’il peut se rompre et déraper à tout moment) entre le thérapeute et le patient qui sera le garant de l’éthique et de la justesse de la relation thérapeutique. Si le thérapeute ressent de la sympathie ou de l’antipathie pour son patient[5] (sentiments qui le feraient en quelque sorte disposer de son patient pour lui comme dans une relation ordinaire), il a à s’interroger et à se remettre en cause. S’il ne le fait pas, il peut se retrouver la proie de sentiments inadaptés qui créeront par exemple chez lui du favoritisme ou à l’inverse une animosité, c’est-à-dire qui le rendront incapable d’aborder son patient avec une bienveillante neutralité.
Ainsi, quel que soit le contre-transfert du thérapeute, vous comprendrez qu’il ne peut pas, qu’il ne doit pas demander à son patient de le gérer pour lui, parce que cela renverserait les rôles et ne serait donc pas éthique. Le thérapeute est responsable de son transfert à lui (le contre-transfert), et c’est à lui de le prendre en compte (c’est ainsi que la plupart des thérapeutes partagent et exposent leurs difficultés lors de supervisions dans une relation thérapeutique qui les impliquent à leur tour).
Dans le contexte que vous partagez, vous m’expliquez que votre transfert amoureux a « détruit la relation avec votre thérapeute » car elle ne souhaite pas continuer la thérapie avec vous depuis que vous lui avez fait part de vos sentiments amoureux. Vous m’en parlez comme si vous en étiez la cause, un peu comme si vous vous en accusiez, et vous prenez là une responsabilité qui ne vous appartient pas.
Car je présume que si votre thérapeute ne souhaite pas poursuivre la thérapie avec vous, ce n’est pas parce qu’elle juge que vous avez commis une faute en lui révélant votre sentiment amoureux, mais parce qu’elle ne parvient pas (à l’occasion de votre transfert), à gérer son contre-transfert à elle, vis-à-vis de vous. En conséquence, elle préfère que vous continuiez le travail avec un confrère moins subjectif qu’elle.
Cela est éthique de sa part (elle fait comme elle le peut avec « ce qu’elle est » et ce qu’elle vit). Même si c’est malheureusement dommageable pour vous, sa patiente, puisque votre transfert était à la fois « sain et normal ».
Remarquez que si l’attitude éthique de votre thérapeute (qui ne veut plus travailler avec vous) est juste parce qu’elle vous préserve de ses éventuelles dérives à elle, elle n’empêche malheureusement pas votre possible sentiment de culpabilité qui vous ferait croire que vous êtes responsable d’un échec. Ainsi si, par exemple, votre schéma principal veut vous fait croire que vous ne pouvez pas être aimée parce que les gens que vous aimez vous lâchent, vous courrez le risque, parce que vous vous y serez soumise une fois encore à travers la personne même de votre thérapeute, de l’avoir renforcé.
Pour répondre directement à vos questions :
Oui il est « normal » que vous souffriez de ne plus voir votre thérapeute puisque vous avez fait un transfert sur elle. Ce transfert est d’autant plus difficile pour vous que votre thérapeute dans son contre-transfert à elle, n’a pas su gérer les sentiments que vous projetiez sur elle, puisque c’est elle qui entreprend d’arrêter la relation avec vous.
Elle a donc (mais c’est son travail à elle) certainement à se poser des questions sur son travail de thérapeute[6] comme à découvrir ce qui a fait qu’elle n’a pas pu supporter votre transfert.
Je vous confirme qu’il ne peut pas y avoir de thérapie sans transfert, autrement dit que vous n’avez rien « fait de mal. » L’analyste Jacques Lacan aimait à répéter : « Rien ne distingue le transfert de l’amour » : ce n’est pas parce que vous avez eu des sentiments pour votre psychologue que la thérapie a dû s’interrompre mais parce que votre thérapeute n’a pas su les gérer.
Swâmi Prajnânpad[7] disait à propos du transfert que c’était le moi adulte qui était submergé par le moi infantile. Parce que le transfert est une émotion, il implique une dépendance, il est compulsif et provient nécessairement du passé. C’est donc bien parce que le passé de votre thérapeute n’était pas apaisé (qu’il n’était pas dans son moi adulte à travers son malaise d’être confronté à un amour homosexuel), qu’il n’a pas su ou pu gérer votre transfert à vous. Pour parler plus simplement, vos émotions lui ont fait peur et il n’a pu percevoir chez vous que ce que ses propres besoins affectifs à lui ont montré. Et puisqu’il n’est pas en paix avec ses propres affects, il ne peut plus vous aider.
Si le contre-transfert de votre thérapeute avait été bien placé (autrement dit s’il n’avait pas eu de malaise avec vous), votre sentiment amoureux projeté sur lui lui aurait permis de vivre un contre-transfert adapté à votre propre travail thérapeutique, autrement dit aurait fourni du carburant à votre propre transformation. Le contre-transfert de votre thérapeute aurait alors été aidant pour vous… et c’est ce qui se passe dans une relation thérapeutique équilibrée[8].
Pour parler clairement, il n’est pas dommageable pour un patient que son thérapeute éprouve une attirance pour lui, à condition qu’il en soit conscient et que ses interdits à lui soient bien en place. Et c’est l’une des raisons pour lesquelles il est important que tout thérapeute ait lui même fait une thérapie dans laquelle il aura pu notamment travailler sa relation aux limites et aux interdits[9] – ce qui n’est évidemment pas toujours le cas (cf. le contre-transfert vu par le dessinateur Dany ci-dessous) et soulève des problèmes éthiques.
L’inadaptation de votre thérapeute est un obstacle momentané pour vous puisqu’en effet vous n’avez pas d’autre alternative que de devoir en trouver un autre avec lequel vous allez vivre un nouveau transfert (pas nécessairement amoureux).
La demande d’arrêt de soins de votre thérapeute est donc à la fois légitime pour lui et difficile à recevoir pour vous puisque, comme dans une relation ordinaire, à travers votre transfert, vous projetiez sur lui des attentes qui ont été déçues parce qu’elles n’ont pas pu être reçues ni analysées.
Notes :
A propos du transfert et du contre-transfert, je vous invite à regarder la première saison de l’excellente série américaine réalisée par Hagai Levi avec talent et brio : En Analyse (In Treatment), huis clos passionnant entre le psychothérapeute (interprété par Gabriel Byrne) et ses patients.
[2] Lire à ce sujet mon article : La confiance, le thérapeute et la relation
[3] Lire à ce sujet mon article : La juste relation d’accompagnement
[4] Lire à ce sujet mon article : Traumatisme et présence
[5] Lire à ce sujet mon article : L’identification dans la relation d’aide
[6] Lire à ce sujet mon article : Une psychologue en souffrance : Comment gérer son impuissance ?
[7] Swâmi Prajnânpad (1891 – 1974), sage et thérapeute indien – qui a proposé, entre psychanalyse et Vedânta, une voie originale vers la liberté.
[8] Lire à ce sujet mon article : Pourquoi un travail thérapeutique ?
[9] Lire à ce sujet mon article : Doit-on écouter les personnes qui nous disent qu’elle ont été abusées sexuellement ?
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Avertissement aux lectrices et aux lecteurs :
Ma formation première est celle d’un philosophe. Il est possible que les idées émises dans ces articles vous apparaissent osées ou déconcertantes. Le travail de connaissance de soi devant passer par votre propre expérience, je ne vous invite pas à croire ces idées parce qu’elles sont écrites, mais à vérifier par vous-même si ce qui est écrit (et que peut-être vous découvrez) est vrai ou non pour vous, afin de vous permettre d’en tirer vos propres conclusions (et peut-être de vous en servir pour mettre en doute certaines de vos anciennes certitudes.)