« La vie est un jeu, un défi, une conquête, simplement parce que les choses n’arrivent qu’une fois. Ce n’est jamais la même eau qui coule sous le pont. Tout ce qui arrive est nouveau, donc précieux, source de lumière. Tout ce qui vient, vient seulement pour vous enrichir, pour vous illuminer, uniquement quand vous êtes prêt à l’accepter. Alors, soyez toujours prêt à être étonné. »
Swâmi Prajnânpad
« Il t’est arrivé de voir une main arrachée, un pied, une tête coupée, gisant séparés du reste du corps ? Voilà ce que se fait à lui-même celui qui n’accepte pas ce qui arrive et qui se sépare du Tout. »
Marc Aurèle
« Ne sentirez-vous donc pas qui vous êtes, pourquoi vous êtes nés, quel est ce spectacle auquel vous avez été admis ? »
Epictète
Le contexte :
L’être humain fonctionne comme une respiration : inspir puis expir. Si nous voulons agir sur le monde et aider les autres, il nous faut alterner entre vivre dans le monde et nous retirer du monde. C’est ainsi que celui qui est dans le rôle de l’aidant, donc en première ligne, devra à un moment se mettre en retrait(e) avant de pouvoir retourner en première ligne.
Puisque dans la dualité il y a l’extérieur et l’intérieur, inséparables, je suis allé prendre soin de mon « intérieur » en allant « faire retraite » pendant une semaine complète dans un lieu de silence et de paix, dans un lieu propice à la méditation, à la réflexion, dans un lieu propice à un abandon vivant.
Pendant ce séjour, résonnait en moi cette parole d’Épictète qui m’est chère depuis que je l’ai découverte en classe de philosophie. Non pas la philosophie moderne de ceux qui créent des systèmes intellectuels et abscons mais la philosophie éternelle de ceux qui appartiennent à une tradition ou à une école de sagesse, d’Héraclite à Marc Aurèle en passant par Diogène, Socrate et Épictète. Donc je me soupesais intérieurement à travers cette formule de l’esclave stoïcien : « Il ne faut pas vouloir que les événements arrivent comme tu le veux, il faut les vouloir comme ils arrivent ; ainsi ta vie sera heureuse. »
Il est vrai que la partie intellectuelle de moi-même semble avoir assimilé depuis bien longtemps l’absurdité qu’il y aurait à vouloir que les choses obéissent à ma volonté, rien de tel pour m’attirer des déboires… et pourtant je vois bien que je suis encore surpris de ne pas recevoir les « fruits de mes actions[1] », que je suis donc encore dans l’attente émotionnelle que les choses se produisent en accord avec ma volonté. Bien sûr que si vous me le demandez, je vous dirai que je souhaite que ma femme ou les membres de ma famille restent en bonne santé, mais au même moment je sens, je sais qu’à le vouloir, qu’à me raidir là-dessus, les choses risquent d’être bien cruelles pour moi. Alors je tente de respirer, de laisser passer les choses en sentant bien que je ne suis pas, que je ne peux pas être le maître de leur destinée.
C’est ainsi – me dis-je – en me rappelant cet adage zen et en tentant de le vivre dans la profondeur : « Si tu comprends, les choses sont comme elles sont. Si tu ne comprends pas, les choses sont comme elles sont. » Comment la maladie et la mort pourraient-elles s’abattre sur tous, excepté sur les miens ? J’en suis donc réduit à aimer une femme mortelle et à ne pas avoir d’autre choix que celui de m’en souvenir, s’il est vrai que de savoir permet de se préparer, pour ne pas trop souffrir.
Vouloir que les événements arrivent comme je le veux est proprement insensé et me semble du niveau de naïveté d’un petit enfant qui – parce qu’il souffre – souhaite de tout son cœur, de toutes ses forces, que ses parents qui se disputent sans cesse et parlent de divorcer, ne le fassent pas. Si ses parents veulent divorcer, ils divorceront. N’en déplaise à notre vœu le plus cher, la vie ne peut pas ne pas nous être cruelle.[2]
Ainsi puis-je – tout au plus – souhaiter vainement que « tout se passe bien » dans ma vie, mais m’y attacher en voulant que « ça se réalise » me semble totalement déraisonnable puisque je n’ai aucun pouvoir face aux choses qui arrivent toujours comme elles arrivent.
Si je veux vivre de manière cohérente, il me faut le savoir et m’en souvenir : il ne me sert à rien (sinon à souffrir), de me dire que les choses doivent arriver comme je le veux puisque je n’ai aucun pouvoir pour en décider. Tout au plus puis-je regarder l’univers comme un magicien pour lequel je sais qu’il va faire un tour de magie sans que je sache à l’avance lequel. Je sais juste qu’il va se passer quelque chose : « Quelque chose suit son cours », disait Beckett[3].
En fait je pressens qu’il me suffit d’être prêt, d’être prêt à toutes les surprises, pour autant que je sois d’accord pour accepter les choses comme elles arrivent…
L’expérience :
J’en étais là de mes méditations alors que j’accomplissais la tâche qui m’était impartie dans mon lieu de retraite : balayer les feuilles mortes éparpillées sur l’herbe d’un grand jardin intérieur. On était en novembre et je rassemblais en tas les nombreuses feuilles disséminées sur l’herbe. Par ce matin calme, je réussis ainsi à toutes les balayer, de telle sorte qu’on se serait cru en été. La pelouse était uniformément verte.
Je n’avais jusqu’alors jamais vraiment réfléchi à la seconde partie de la formule d’Épictète qui parlait de « vouloir les choses comme elles arrivent » ; elle m’était toujours parue totalement inaccessible et pour tout dire insensée : comment un être qui n’avait pas encore acquis l’élémentaire sagesse de ne pas vouloir que les choses arrivent comme il le voulait aurait-il pu vouloir que les choses arrivent comme elles arrivent ?!
C’est alors qu’une petite brise est advenue et qu’en quelques secondes mon patient travail de ramassage de feuilles mortes a été effacé. Les feuilles mortes jonchaient à nouveau la pelouse comme de petits mausolées marron sur l’herbe verte. Je me suis alors senti démuni, vidé ; les fruits de mon action, son efficacité s’étant dissous dans la brise du matin. J’étais nu, seul, avec mon intention d’agir dans le sens de ce que l’on m’avait demandé de faire. Ma liberté ne s’exprimait plus alors qu’à travers mon intention et l’incertitude me cernait de toutes parts.
En un instant, je me suis retrouvé dans une vulnérabilité extrême, une incapacité complète à agir sur les choses, une impuissance totale, et c’était ainsi. Comme il aurait pu faire sortir un lapin de son chapeau, le magicien avait redéposé les feuilles et – ici maintenant – je sentais bien que j’étais à un carrefour :
Allais-je me mettre à penser et récriminer comme un insensé incapable de s’adapter à la réalité telle qu’elle était devenue ? Allais-je continuer de vivre dans l’inconscience la plus complète ? Allais-je – comme le disait Héraclite – continuer de « parler et d’agir en dormant » ?
Ou allais-je oser ouvrir mes bras et mon cœur au monde tel qu’il était ?
En un instant, je fus trempé de larmes, le monde ne m’était plus hostile puisque je m’y ouvrais. Les parole du poète R. M. Rilke[4] qui me revenaient en mémoire, me devenaient enfin accessibles : « Nous n’avons aucune raison de nous méfier du monde, car il ne nous est pas contraire. S’il y est des frayeurs, ce sont les nôtres : s’il y est des abîmes, ce sont nos abîmes ; s’il y est des dangers, nous devons nous efforcer de les aimer. »
Les feuilles mortes n’affirment rien par elles-mêmes, elles « sont » tout simplement, elles ne sont pas venues me faire souffrir, elles sont seulement les enfants de la vie. Portées par le vent, elles s’offrent à celui qui les veut comme elles arrivent. Comme l’exprime magnifiquement Marc Aurèle[5] dans cette prière au monde : « Tout ce qui est accordé avec toi est accordé avec moi, ô Monde ! Rien de ce qui, pour toi, vient à point, n’arrive, pour moi, trop tôt ou trop tard. »
Le monde ne m’est pas hostile puisque je fais partie du monde, et vouloir l’événement qui – ici maintenant – arrive, c’est être en paix avec tout l’univers qui le produit.
Sans doute n’y a-t-il que la poésie pour nous le faire pressentir ?
Le poète anglais Francis Thompson[6] l’exprime ainsi :
Toutes choses
Proches ou lointaines
D’une manière cachée
Sont liées les unes aux autres
Par une puissance immortelle
En sorte que vous ne pouvez pas cueillir une fleur
Sans déranger une étoile.
J’ai levé la tête pour regarder le vieux platane qui portait encore quelques feuilles. L’une d’elle s’est détachée. Elle était là, virevoltant au vent, unique et seule dans l’univers, et je l’aimais.
J’ai été touché – moi le balayeur de feuilles – par l’harmonie du monde que j’avais faite mienne.
J’ai entrevu un autre moi-même (celui que je suis parfois), qui courait comme un fou sur l’herbe, le cœur meurtri par le monde qui était devenu son ennemi : il tentait désespérément d’empêcher les feuilles jaunes de toucher l’herbe verte, et plus il courait, plus il en tombait et plus il souffrait.
Mais ce jour-là, le balayeur de feuilles avait le cœur ouvert.
Marc-Aurèle, pour désigner « ce qui arrive », parle de « l’événement qui vient à ma rencontre ». Pierre Hadot[7], son exégète, propose de traduire plus justement encore : « l’événement qui s’ajuste à nous ». Sans doute s’ajuste-t-il encore plus précisément à nous quand nous le voulons comme il arrive.
J’ai balayé les feuilles le cœur au vent ;
Quand je suis parti,
Elles jonchaient l’herbe verte.
L’enseignement :
Ainsi je découvre qu’il n’est pas dans la nature du monde de nous être contraire, il ne nous devient contraire que parce que nous le pensons contraire.
Quel autre choix avons-nous que celui de nous adapter à l’adversité, c’est-à-dire d’arrêter de penser le monde comme contraire ou plutôt – quand nous le pensons contraire – de nous souvenir que les choses sont juste telles qu’elles sont ?
Comment le jardinier va-t-il s’y prendre pour ne pas vivre les feuilles mortes, encore suspendues dans l’arbre, comme une menace ? Elles peuvent le devenir si je cherche le rapport de force avec elles, c’est-à-dire si je m’oppose à elles.
Alors je découvre que les choses n’existent pas telles qu’elles m’apparaissent à travers l’émotion qui me les fait refuser.
Si je m’emploie à initier une relation d’acceptation et de compréhension avec elles, si je les aime « telles qu’elles sont », je peux être heureux avec elles. C’est tout le sens de la maxime anglaise : « Si tu n’aimes pas cela, change-le ! Et si tu ne le changes pas, aime-le ! »
Les feuilles mortes font partie du monde et tout ce qui fait partie du monde « est » le monde, il n’y a pas « d’extérieur » au monde. Apaiser ma relation au monde c’est sentir – par exemple – que mon torticolis fait partie du monde, de même que mes échecs (il n’existe pas d’apprentissage qui ne passe pas par l’erreur), et ma propre mort.
Il me faut donc m’entraîner à « tout prendre » du monde. Je n’ai pas d’autre problème que celui de refuser ce qui ne me plaît pas. Par ma résistance au monde, je mets de la distance entre l’expérience que j’en fais et moi-même et c’est cette distance qui est la cause réelle de ma souffrance. Le refus des « choses telles qu’elles sont » entretient donc ma blessure et empêche ma guérison.
Notre société moderne ne cesse de légitimer et d’encourager nos inquiétudes et nos indignations[8] parce qu’elle les considère comme légitimes. Il n’est donc pas étonnant qu’il y ait tant de souffrances psychologiques dans le monde actuel. Aussi cruelles qu’elles aient été pour nous, pour assimiler nos expériences (donc pour pouvoir en guérir), il va nous falloir les digérer.
Le jardinier fou oppose « les feuilles mortes qui tombent » à « son désir qu’elles ne tombent pas » or le refus de l’évidence ne supprime pas l’évidence. « Même si on aime les fleurs, elles fanent, même si on n’aime pas les mauvaises herbes, elles poussent », disait Maître Dögen[9].
Ma souffrance psychologique est donc uniquement liée à la manière dont je me situe pour « prendre » les choses qui m’arrivent. (Si mes problèmes étaient réellement provoqués par ce qui m’arrive, tout le monde aurait les mêmes difficultés face aux mêmes expériences, or il n’en est rien.)
Je dois donc – pour être heureux – apprendre et m’entraîner à « tout » prendre. « Tout prendre », c’est prendre la totalité de la dualité : le recto avec le verso, les défauts avec les qualités, la naissance avec la mort, ce qui me plaît avec ce qui ne me plaît pas, la beauté des choses avec la pourriture. Je n’ai – en réalité – pas d’autre choix que celui d’accepter que ce qui m’est arrivé me soit arrivé.
Tout prendre, c’est apprendre à tout aimer. Swâmi Prajnânpad[10] précisait que nous n’avons pas d’autre choix, pour nous relever, que de prendre appui sur le sol même sur lequel nous sommes tombés. Aussi difficile que cela nous paraisse, quel autre moyen y aurait-il de se relever ?
Prendre appui sur la situation même, c’est – pour le jardinier balayeur – arriver à vouloir que les feuilles tombent quand elles tombent.
En vérité il n’y a que des faits, c’est seulement ma manière de les interpréter qui peut en faire un problème. Vais-je pendant longtemps encore persister à vouloir considérer le monde d’une façon exclusivement anthropomorphique ? A vouloir que le monde m’obéisse comme s’il était mon jouet alors que « je suis » le monde ?
« Fatum », disaient les anciens : c’est le destin. En arabe, on dit : « Koulchi bel mektoub, l’mektoub ma mennou hroob » : Tout ce qui nous arrive est prédestiné, on ne peut pas éviter ce qui nous est destiné.
L’humoriste Pierre Dac[11] affirmait : « Seul l’imprévisible est certain ». Le poète Mallarmé[12] – lui – exauçait l’avènement de l’incertitude en énonçant : « Un coup de dés, jamais, n’abolira le hasard. »
Quand Jules César – à la tête de son armée venant de Gaule, a franchi le Rubicon[13] (alors que la loi romaine imposait à tout général de se séparer de ses troupes avant de passer ce fleuve), prêt à affronter le consul Pompée qui dirigeait Rome – il a lancé : « Alea jacta est ». Il exprimait ainsi que sa décision était prise, que son action était lancée et – ne connaissant pas encore le résultat de son action – il implorait les dieux avec sagesse en proférant : Le sort en est jeté ! Que pouvait-il dire d’autre ?
Que va-t-il en être pour moi au moment où je vois le résultat de mon action, au moment où le monde m’impose « les choses telles qu’elles sont » ? Quelle autre attitude puis-je avoir – à moins d’être fou – que celle qui me permettra de les entériner en déclarant : « Ce qui est fait est fait » ?
Quelle est ma liberté dans un monde qui le plus souvent l’invalide et la nie ?
Nous avons vu que notre première liberté est de ne pas donner trop vite notre assentiment à notre émotion parce qu’elle n’est qu’une crispation du cœur qui fausse notre jugement, une représentation du monde créée par notre mental. Dès lors, il nous faut convoquer l’une après l’autre chacune de nos représentations, c’est-à-dire ne pas la faire nôtre avant de l’avoir scrupuleusement examinée. Lui dire : « Montre-moi tes papiers », comme le suggère Pierre Hadot[14] – inspiré par Épictète.
Ce faisant, nous apprendrons à distinguer le fait de « voir les choses telles qu’elles sont » de celui de « les penser » qui se réduit à les interpréter. Ce qui nous permettra – avec de l’entraînement – d’éliminer nos jugements de valeur pour ne conserver que les faits.
Et puisque nous ne pouvons pas être assurés de récolter les « fruits de nos actions[15] », puisque personne, jamais, ne peut avoir la certitude que les choses se passeront comme il le veut, nous en sommes réduits à convenir que notre liberté essentielle réside dans notre intention de faire les choses au mieux et de tout mettre en œuvre pour satisfaire cette intention.
Seule l’intention de ma qualité de présence ici et maintenant me permet d’exercer ma liberté ; en dehors d’elle, je ne peux rien.
La porte était entrebâillée
J’y ai glissé mon intention
Et j’ai vu que le monde était beau.
Notes :
[1] Krishna, au début de la Bhagavad Gîtâ, déclare « Tu as le droit à l’action, mais seulement à l’action et jamais à ses fruits ; que les fruits de l’action ne soient point ton mobile. » Voir aussi mon article : Avons-nous droit aux fruits de nos actions ?
[2] Voir mon article : La vie n’est pas injuste mais elle est cruelle.
[3] Réplique de la pièce Fin de partie de Samuel Beckett.
[4] Consulter sur Wikipédia Lettre à un jeune poète.
[5] Consulter sur Wikipédia Pensées pour moi-même.
[6] Consulter sur Wikipédia Francis Thompson.
[7] Pierre Hadot in La citadelle Intérieure, Introduction aux Pensées de Marc Aurèle Éditions Fayard.
[8] Voir la réflexion de la semaine: Indignation.
[9] Consulter sur Wikipédia Maître Dögen.
[10] Consulter Swâmi Prajnânpad.
[11] Consulter sur Wikipédia Pierre Dac.
[12] Consulter sur Wikipédia Stéphane Mallarmé.
[13] Consulter sur Wikipédia Comment César franchit le Rubicon, par Suétone.
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