La vie n’est pas injuste mais elle est cruelle

à propos de la perte, de la mort et de l’irrémédiable

« Le jour de l’enterrement de sa mère, C. a été piquée par une abeille. Il y avait beaucoup de monde dans la cour de la maison familiale. J’ai vu C. dans l’infini de ses quatre ans, être d’abord surprise par la douleur de la piqûre puis, juste avant de pleurer, chercher avidement des yeux, parmi tous ceux qui étaient là, celle qui la consolait depuis toujours, et arrêter brutalement cette recherche, ayant soudain tout compris de l’absence et de la mort. Cette scène, qui n’a duré que quelques secondes, est la plus poignante que j’aie jamais vue. Il y a une heure où, pour chacun de nous, la connaissance inconsolable entre dans notre âme et la déchire. C’est dans la lumière de cette heure-là, qu’elle soit déjà venue ou non, que nous devrions tous nous parler, nous aimer et même le plus possible rire ensemble. »

Christian Bobin, « Ressusciter », Éditions Gallimard.

La vie est injuste

  • Comment la nature peut-elle être aussi injuste ? J’avais pourtant mis toutes les chances de mon coté pour avoir un bébé en bonne santé, alors que certaines personnes n’en font même pas la moitié et ont de beaux bébés. Et le mien… Je n’ose même pas dire ce qu’il a. Je ne comprends pas. J’ai fait tout ce que le médecin m’a dit, à la lettre. La vie est trop injuste !
  • Mon fils a eu un terrible accident avec sa moto samedi en fin de matinée… il est mort sur le coup… j’ai beaucoup de mal à écrire ça car je n’arrive pas à y croire. Il venait d’avoir 20 ans. Il était tellement heureux de se payer sa première moto. Quand je pense à toutes les choses qu’il ne connaîtra pas, il laisse un vide terrible… Je me demande pourquoi lui ? Pourquoi nous ? C’était un gentil garçon, discret, respectueux et apprécié de tous. Pourquoi une telle injustice ?
  • Mon père a travaillé dur pendant toute sa vie, et quelques jours avant sa retraite, il nous a dit, à mes frères et moi : « Ah, je vais enfin pouvoir me reposer et passer du temps au jardin ». Mais six mois après, il était mort. C’est vraiment pas juste !

Quand l’être humain se retrouve aux prises avec une douleur insurmontable, une douleur qui l’étrangle presque, il se débat, refuse la réalité et croit n’avoir pas d’autres ressources que de crier à l’injustice.

« Pourquoi moi ? » La douleur insurmontable nous rend totalement égocentriques : nous aurions préféré que quelqu’un d’autre la subisse.

Un certain contexte judéo chrétien du dieu vengeur nous inciterait même à penser que  certains mériteraient la punition divine – parce qu’ils se sont mal comportés – mais « moi qui n’ai rien fait, moi qui suis innocent, pourquoi devrais-je souffrir ? N’est-ce pas nécessairement injuste ? »

La souffrance serait-elle fondamentalement injuste ?

Qu’est-ce que l’injustice ?

La notion d’injustice peut être appréhendée de deux manières bien différentes.

Par définition, la justice juge toujours par rapport à quelque chose, que ce soit la loi ou la conception que chacun a du Bien.

Dans la mesure où il y a un contrat établi entre l’homme et la société et que ce contrat – aussi appelé « la loi » – dit qu’il ne faut pas voler, on trouvera par exemple juste qu’un homme qui n’a pas respecté ce contrat soit condamné pour vol. A contrario que ce voleur ne soit pas condamné nous paraîtra, à juste (!) titre, injuste.

Par une dérive insidieuse, nous en arrivons à trouver juste d’être en bonne santé, de correctement gagner sa vie, d’avoir de beaux enfants… et tout ce qui viendra casser ce bel équilibre (rêvé ou inventé par notre idéal) sera considéré comme injuste.

Or où est la loi non écrite (le contrat entre la vie et nous) qui stipule qu’une future mère donnera toujours naissance à un bébé en bonne santé, que ceux qui ont travaillé pendant plus de quarante ans vivront au moins vingt ans à la retraite pour en profiter, que les cyclones, tremblements de terre, tsunamis ne peuvent pas se produire, que les jeunes à moto n’auront jamais d’accidents, etc. ?

Qui parmi nous a signé un contrat avec dieu, la vie, le destin, son père ou sa mère pour être assuré de ne pas souffrir ? (Auquel cas il y aurait rupture du contrat… et injustice !)

Alors pourquoi crions-nous à l’injustice ?

Nous nous disons sans doute inconsciemment que si nous acceptons ce qui nous paraît atroce, cela va lui donner plus de réalité. Et que si nous refusons que ce qui est soit (autre nom du déni) nous allons moins souffrir.

Or nous allons voir que ce n’est pas le cas, bien au contraire !

Petite ou grande souffrance, il n’y a aucune injustice à souffrir.

Il n’y a aucune injustice à ce que mon enfant soit handicapé.

Il n’y a aucune injustice à ce que mon père meure quelques jours après son départ en retraite.

Il n’y a aucune injustice à ce que mon fils de vingt ans se tue dans un accident de moto.

Pourquoi ?

Simplement parce qu’il n’y a pas eu de contrat, parce que personne n’a jamais eu le pouvoir de l’interdire.

Ce qui n’empêche évidemment pas de souffrir.

Mais le fait de ne pas se révolter contre les faits change complètement notre relation à la souffrance, c’est ce que nous verrons par la suite.

La vie est cruelle

Comment pouvons-nous nommer le fait que les desseins de la vie ne correspondent pas toujours à ce que nous aurions souhaité ?

Tout juste pouvons-nous dire que c’est « pas de chance », en comparaison avec ce que nous aurions espéré ou voulu.

Nous sommes tous contraints à vivre dans un monde dans lequel nous sommes impuissants à faire en sorte que les événements arrivent comme nous le voulons. Nous pouvons (légitimement) nous employer à tout faire pour mettre les chances de notre côté, mais ils continueront d’arriver… comme ils arrivent.

Par exemple, nous avons organisé le mariage de notre fille unique un 1er août en Provence, persuadés que l’époque et le lieu choisis par nous nous assureront le beau temps. Et ce jour-là, pour la première fois depuis des années à cette date-là, il pleut des cordes.

Il va bien falloir un jour que nous comprenions que ce n’est pas nous qui décidons, alors même que nous avons la fausse impression de tout avoir contrôlé.

Même quand la vie nous impose des événements qui ne coïncident pas avec ce qui nous convient, nous savons maintenant qu’elle n’est pas injuste (il n’y a pas eu de contrat), alors nous disons qu’elle est « cruelle ».

Car nous souffrons.

La première des Quatre Nobles Vérités énoncées par le Bouddha après son illumination s’énonce ainsi : « Tout est souffrance. Etre uni à ce que l’on n’aime pas est souffrance, être séparé de ce que l’on aime est souffrance. »

Comment s’en sortir ?

A une mère tordue de douleur qui n’acceptait pas la mort de son enfant et qui le suppliait de le faire revivre, le Bouddha aurait répondu : « Je t’exaucerai si tu trouves une seule maison qui n’a pas connu la mort. »

On dit qu’après plusieurs années de souffrance et d’errance, la femme est revenue en paix, se prosterner aux pieds du Bouddha.

Qu’avait-elle compris ?

Elle avait vérifié par elle-même que toutes les maisons des hommes avaient connu la mort. Elle avait donc compris que la souffrance fait partie intrinsèque de la vie et que comme avec tout « ce qui est », chacun est obligé de « faire avec. »

Ordinairement, nous nions la réalité de ce qui ne nous convient pas. C’est ainsi que par notre résistance, nous nions une partie de notre expérience et c’est cela qui nous condamne à souffrir davantage.

A chaque fois que nous refusons de souffrir au moment où nous souffrons, nous nous blindons, et nous renforçons l’intensité de la souffrance en nous.

Nous souffrons davantage encore en ajoutant la souffrance de notre refus (c’est injuste), à notre souffrance première (par exemple, mon cœur est transpercé par la mort de ma mère.)

Oui, la vie est cruelle, c’est ainsi, et nous aurions avantage à apprendre à nous laisser transpercer le cœur plutôt qu’à vouloir le blinder.

Et si c’était au moment où la nuit est la plus noire que nous étions au plus près du point de l’aurore ?

C’est en intégrant la souffrance qui est la nôtre (et non en la rejetant) que nous avancerons sur le chemin de la paix.

Pour illustrer :

Voici quelques jours, je recevais ce message d’une mère musulmane :

« Mon fils, hier soir, a oublié de fermer une des portes des trois poulaillers. Ce matin je me suis aperçu qu’il manquait sa poule qu’il a depuis qu’elle est petite ainsi que ses poussins. Il ne reste qu’un poussin sur les sept. Un prédateur a dû les prendre. Mon fils était très attaché a cette poule. Il l’avait apprivoisée et j’angoisse de lui annoncer. Il a dix ans. »

La situation n’est-elle pas infiniment cruelle ?

Le cœur d’une mère est transpercé par la douleur parce que son enfant va se confronter violemment à l’inéluctable et à la mort.

Non, l’arrivée de ce prédateur n’est pas injuste (pas de contrat entre le prédateur et les gens qui élèvent les poules.)

Non, la mort de la poule de cet enfant n’est pas injuste (pas de contrat entre le désir de cet enfant pour sa poule et la vie de la poule.)

Non, la souffrance de cet enfant n’est pas injuste (pas de contrat entre le désir de la mère que son enfant ne souffre pas et la vie.)

C’est l’amour de cette mère pour son enfant qui lui donnera la force de traverser sa propre souffrance et de s’ouvrir pleinement à la vie telle qu’elle est, accompagnant par là-même son enfant à s’ouvrir à son tour à la vie telle qu’elle est.

La colère*, émotion liée à l’injustice, trouve son sens quand elle est légitime, c’est-à-dire quand il y a eu transgression d’un contrat, elle peut servir alors à nous donner l’énergie de nous confronter à celui qui a rompu le contrat ; mais quand elle est illégitime, c’est-à-dire quand elle s’exprime indûment, elle ne fait que masquer la tristesse, elle devient un piège qui nous empêche de devenir vulnérable à la vie – même quand elle est cruelle avec nous – qui nous empêche de pleurer tout notre saoul, par exemple.

Nous avons tous besoin de devenir vulnérables car c’est la vulnérabilité à la souffrance qui attendrira notre cœur.

En fait il n’y a que l’amour qui peut nous donner la force de transcender la souffrance en nous permettant d’aller au-delà, or l’amour ne peut se déployer que dans la vulnérabilité. C’est ce que vit cette mère qui angoisse d’annoncer à son enfant la cruauté de la vie mais qui ne recule pas et assume son rôle par amour.

En guise de conclusion :

Dans une société qui veut nous rendre la vie belle et nous abuse en nous laissant croire la perte, la maladie, la solitude et la mort injustes, le grand défi est d’oser se confronter à la souffrance (la sienne et celle des autres) en ne s’en protégeant pas.

C’est à cette condition et dans le souvenir de cette souffrance commune que nous pouvons nous rencontrer et nous comprendre, comme l’exprime si bien C. Bobin dans le texte introductif à cet article.

* Voir à ce propos mon article : « Oser la colère, oser être vrai avec soi-même »

© 2013 Renaud & Hélène PERRONNET Tous droits réservés.


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martine

je n’admets toujours pas la mort éventuelle surtout de ceux que j’aime mais aussi celle de beaucoup d’autres, elle me fait peur

Margot

Est-ce que la notion de justice n’existe pas en dehors d’un contrat ? Je suis en désaccord avec cette idée, qui nie la notion fondamentale d’éthique ainsi que les lois immanentes du monde physique dans lequel nous vivons. Il n’y a pas de contrat envers parents et enfants, ou entre enfants. Pourtant le non-respect de son intégrité physique ou morale peut être vécu par un enfant comme une injustice, ce qui déclenche sa colère légitime. L’arbitraire, l’incohérence, l’abus de pouvoir sont perçus par leurs victimes même en dehors de toute notion de droit, de contrat… Il existe également des événements… Lire la suite »

Dane FLEUR

J’ai réussi à accepter les épreuves de la vie, la perte d’une mère, un enfant handicapé notamment, dès lors que j’ai compris que : “je suis un Homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger” de Terence. Pourquoi le malheur frapperait à la porte des autres et pas à la mienne ? Depuis, je suis beaucoup plus réceptive à la vérité et la sagesse que renferment les épreuves. Je suis doucement sur le chemin de l’acceptation de ma vie car, comme vous le dites, la vie est ainsi et personne ne nous a promis qu’elle serait un… Lire la suite »

Rose-Marie

Pourquoi si Dieu existe permet la maladie, une maladie que la société n’est pas capable d’accepter de voir dans leur entourage. Santé mentale. Une maladie qui peut être contrôlée avec des médicaments!!! La personne peut vivre une vie normale, mais la société lui refuse le droit d’être comme tout le monde. En 2013, je voulais seulement prendre ma place. Je crois que plusieurs personnes ont souffert de ma manière de vouloir prendre ma place. Je regrette de vous avoir blessés, j’avais une place à prendre, mais la société me l’a refusée. Depuis quelques temps le corps me fait mal, les… Lire la suite »

jocelyne D.

Personne n’a dit que la vie était juste, mais oui parfois elle est cruelle. Je suis arrivé dans ce monde prématurément et avec un bonis d’un handicap physique. Les médecins ne donnaient aucune chance de vivre, je ne devais pas dépasser 6 mois ou un an, et si j’allais au-delà je serais légume. Mais ce que les médecins n’ont pas détecté chez moi, c’est ma force à la Jeanne d’Arc pour vivre. J’ai marché à 3 ans, j’ai fait du patin, joué au hockey, bicyclette, et plus. Mais est-ce la vie qui est injuste ou les attentes de nous pauvres… Lire la suite »

Aud

Il fallait que je télécharge cet article pour pouvoir le lire confortablement et non pas devant un écran d’ordinateur…. car c’est un sujet qui m’intéresse beaucoup… Si on ne pouvait retenir qu’une chose se serait déjà le titre : “la vie n’est pas injuste mais elle est cruelle” !! Effectivement, la douleur que nous pouvons ressentir à certains moments de notre vie nous rend égocentrique…. Il y a pas si longtemps que ça je me suis également dit : “pourquoi moi ? qu’est ce que j’ai fait pour mériter ça ?”… car ça venait, d’une certaine manière “casser notre équilibre”,… Lire la suite »