Question d’Eve-Marie :
A Audrieu, France.
Au cours d’un stage en psychiatrie dans un service pour psychotiques, un patient est décédé subitement (infarctus). Des membres de l’équipe ont pleuré « à chaudes larmes » le décès de ce patient (hospitalisé depuis une quinzaine d’années). J’ai été surprise de leurs réactions notamment ce reproche qu’ils se sont faits de n’être pas parvenu à le réanimer et enfin de leurs pleurs. Pour ma part, ce décès n’a provoqué chez moi aucun sentiment de tristesse ni de compassion. Je ne connaissais certes pas assez le patient (je suis arrivée dans le service seulement 3 semaines auparavant) mais est-ce normal que l’équipe l’ait autant pleuré, n’y a-t-il pas eu un manque de « professionnalisme » dans leur attitude ou bien est-ce moi qui suis insensible ?
Merci de m’éclairer sur ce point.
Ma réponse :
Chaque soignant, comme chaque être humain, n’est-il pas différent ?
Les difficultés de ceux qu’ils aident sont douloureuses pour beaucoup d’aidants, parce qu’elles font écho à leurs propres problèmes, ils sont par là-même « identifiés » à ce que vit leur malade. C’est ce que vous semblez exprimer ici en partageant que si vos collègues sont tristes, c’est parce qu’ils se reprochent à eux-mêmes de n’être pas parvenus à réanimer leur patient. En fait, ils ne pleurent sans doute pas par compassion, mais parce que leur idéal (non conforme à la réalité) leur donne mauvaise conscience.
Dans ce même contexte de confusion entre l’aidant et l’aidé, d’autres aidants – parce qu’ils ont peur d’être pris au piège par leurs propres émotions – refusent de se laisser toucher, s’insensibilisent, s’endurcissent en s’empêchant de ressentir de la compassion pour celui qu’ils soignent. Peut-être est-ce ce que vous vivez ?
Le psychologue Carl Rogers rappelle que l’intégrité du soignant réside dans sa capacité à rester lui-même, c’est ainsi qu’il questionne : « Puis-je avoir une personnalité assez forte pour être indépendant de l’autre ? Mon moi intérieur est-il assez fort pour sentir que je ne suis ni détruit par sa colère, ni absorbé par son besoin de dépendance, ni réduit en esclavage par son amour, mais que j’existe en dehors de lui avec des sentiments et des droits qui me sont propres. »
Ces « droits », qui sont propres à chaque soignant, sont garants à la fois de leur équilibre personnel et de leur capacité à entrer en empathie avec le soigné. Le soignant « professionnel » est d’après moi, celui qui, parce qu’il est lucide, reste fidèle à ce qu’il est en l’assumant, sans craindre le regard de ses collègues.
Se sentir touché par ce qui arrive à l’autre est le gage de notre humanité et est – à mon sens – la plus haute qualité de l’aidant. Relisez la « Lettre d’une élève infirmière en train de mourir » que cite Elisabeth Kubler-Ross et qui se termine par ces mots : « Si nous pouvions seulement être honnêtes, admettre nos peurs, nous toucher mutuellement. Votre professionnalisme serait-il vraiment menacé si vous alliez jusqu’à pleurer avec moi ? Est-il vraiment exclu que nous communiquions vraiment pour qu’à l’heure où ce sera mon tour de mourir à l’hôpital, j’aie auprès de moi des amies ? »
Non pas qu’il « faille » nécessairement pleurer avec celui qu’on accompagne, mais comment accueillir et accompagner l’autre dans sa souffrance, si nous ne nous laissons pas toucher par lui ?
Pourquoi voudriez-vous devoir nécessairement faire un choix entre « si les autres sont normaux, c’est moi qui suis insensible » et « s’ils ne sont pas professionnels, c’est moi qui suis normale » ? Pourquoi seriez-vous nécessairement contrainte de vous définir par rapport aux émotions des autres ?
N’y a-t-il pas la place pour chacune de nos différences ? Pourquoi devriez-vous vous sentir troublée par les émotions des autres quand vous-même n’êtes pas émue ? Au demeurant, pourquoi risqueriez-vous de vous en sentir coupable ? N’avez-vous pas le droit de ne pas vous sentir émue alors que les autres le sont ? De même les autres n’ont-ils pas le droit de se sentir émus (quand ils le sont) alors même que leur collègue (vous-même) ne l’est pas ?
Je crois que la condition de la réussite de votre relation d’aide passe par celle de vous accepter vous-même. N’est-ce pas parce que vous vous sentirez capable d’accepter et d’intégrer vos propres émotions que vous serez capable d’accepter et d’intégrer les émotions des autres y compris celles de vos collègues ?
Comme l’exprimait si bien Marie de Hennezel* dans un séminaire donné conjointement avec Sogyal Rinpoché, les 20 et 21 novembre 1993 à l’Espace Cardin à Paris :
« Plus on se blinde, plus on est vulnérable, moins on est satisfait de soi, moins on se sent humainement à la hauteur. Une infirmière qui a travaillé pendant un certain temps dans notre service me racontait que dans un service précédent, elle avait été obligée de se cacher pour prendre un patient dans ses bras parce que c’était la seule réponse qu’elle avait trouvé à ce moment-là pour apaiser la détresse de ce dernier. Et quand on lui a demandé pourquoi, elle a répondu “parce que ça ne se fait pas, parce qu’on aurait pu me le reprocher.” Il y a dans le milieu hospitalier une forme de conformisme qui fait que même si une infirmière ou une aide-soignante a spontanément un geste affectif, elle va le réprimer ou elle va le vivre avec une certaine culpabilité. »
Vous partagez : « ce décès n’a provoqué chez moi aucun sentiment de tristesse ni de compassion », pourquoi devriez-vous donc vous sentir troublée par vos collègues qui par compassion ou par identification pleurent le décès d’un patient que vous connaissez à peine ? Il n’est pas nécessaire pour vous de culpabiliser à propos de ce que vous n’avez pas ressenti ; de même, pourquoi devriez-vous juger du professionnalisme de vos collègues ?
© 2009 Renaud PERRONNET Tous droits réservés.
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Avertissement aux lectrices et aux lecteurs :
Ma formation première est celle d’un philosophe. Il est possible que les idées émises dans ces articles vous apparaissent osées ou déconcertantes. Le travail de connaissance de soi devant passer par votre propre expérience, je ne vous invite pas à croire ces idées parce qu’elles sont écrites, mais à vérifier par vous-même si ce qui est écrit (et que peut-être vous découvrez) est vrai ou non pour vous, afin de vous permettre d’en tirer vos propres conclusions (et peut-être de vous en servir pour mettre en doute certaines de vos anciennes certitudes.)