à propos de l’abus, des abuseurs et des abusés
Quand on parle d’abus, on fait le plus souvent allusion à l’abus sexuel ; dans Le Robert, il est écrit : « Abuser d’une personne, la posséder quand elle n’est pas en situation de refuser ; par euphémisme, la violer ». En fait abuser quelqu’un c’est « le tromper en abusant de sa crédulité ». C’est dans ce sens que nous utiliserons ce mot ici et que nous commencerons par convenir que tous les abus ne sont pas sexuels.
Lorsqu’un parent répète à son enfant qu’il est un bon à rien chaque fois qu’il fait une erreur, il abuse émotionnellement ce dernier. Ce qu’il lui fait croire est faux ; il le trompe.
Lorsqu’un parent fait croire à son enfant qu’il a mérité la claque qu’il reçoit, il s’agit d’un double abus : émotionnel et physique et d’une double tromperie : un enfant peut (et doit) être éduqué sans violence et personne ne peut apprendre sans se tromper – mais ça, l’enfant ne le sait pas. Il croit son parent.
L’abus sexuel est le plus destructeur pour l’enfant ; il est à la fois émotionnel et physique mais il touche en plus l’intime de la personne en devenir – qui ne peut pas comprendre pourquoi un adulte lui fait ce qu’il lui fait, le maltraite et le trompe à ce point en lui faisant croire soit que lui l’enfant a cherché ce qui lui arrive, soit que c’est bon pour lui.
Il y a une gradation dans la gravité de l’abus mais aussi une constante qui est le rapport de pouvoir de l’abuseur qui se fait narcissiquement plaisir en réussissant à faire croire à l’abusé que ce qu’il pense de lui ou que ce qu’il lui fait subir est bon pour lui.
La mystification est la botte première et secrète de l’abuseur.
Ayant été, en quelque sorte « formaté » dans son histoire personnelle par l’abuseur, l’abusé n’a pas d’autre issue que de croire qu’il est normal d’avoir honte de ce qu’on lui a fait subir parce que c’est la preuve logique et inéluctable qu’il est mauvais ou qu’il a donné un consentement qu’il aurait dû refuser de donner, ou qu’il n’aurait pas dû ressentir cet état de sidération qui s’est emparé de lui et l’a empêché de se défendre[1].
L’abus sexuel (comme l’abus physique) commence toujours par un abus émotionnel du type « c’est toi qui l’as cherché, c’est toi qui l’as voulu », c’est le tour de passe-passe de l’abuseur de réussir à faire croire à l’abusé que ce dernier est à l’origine de ce qui lui est arrivé.
Ainsi berné par l’abuseur, l’abusé pourra penser : si je n’avais pas eu de mauvaises notes, mon parent ne m’aurait pas dit que je suis un bon à rien (ce qui est le point de vue de l’abuseur) ; si je n’avais pas fait cette bêtise, je n’aurais pas reçu cette baffe (à nouveau le point de vue de l’abuseur) ; si je n’avais pas bu autant je n’aurais pas été la victime d’attouchements sexuels ou de viol (ce qui – encore une fois – est la justification de l’abuseur).
La constante de l’abuseur est de commencer par créer un piège dans lequel l’abusé tombera, de le manipuler mentalement de telle sorte que sa victime ne pourra pas faire autrement que d’adopter son point de vue. Plus l’abuseur est sournois et pervers, plus il sera difficile pour l’abusé de décoder son comportement comme un abus.
Pour certaines personnes (sans doute maltraitées elles-mêmes lorsqu’elles étaient enfants), un enfant qui a de mauvaises notes mérite une humiliation verbale ; un enfant qui fait une bêtise mérite une baffe ou une punition. Et une femme qui boit un peu trop « a cherché » ce qui lui arrive quand elle est sexuellement abusée.
Comme si l’humiliation, la violence physique et sexuelle pouvaient être justifiés.
Comme si un enfant faisait exprès de faire une erreur.
Comme si un adolescent cherchait les claques (ce que la fameuse expression « tête à claques » veut nous faire admettre).
Comme si un comportement quel qu’il soit (même séducteur) pouvait être une invitation à l’abus.
Il faut redonner toute sa responsabilité à l’abuseur, l’abus vient bien de lui.
Et pour l’abusé arrêter de croire que c’est « de sa faute ».
Car c’est bien de cela qu’il s’agit : au lieu de se sentir la victime de l’agresseur et de lui en vouloir[2], il se croit « sale » et s’en veut. C’est-à-dire qu’il donne tragiquement raison à son agresseur en se sentant sali par lui.
Le point commun de la plupart des personnes abusées (de celles qui ne sont ni dans le déni ni dans l’oubli momentané de ce qui s’est passé de traumatisant) est de penser qu’elles sont ce que leurs bourreaux ont voulu faire d’elle : des proies qui ne valaient rien.
Des questions lancinantes tournent en boucle dans leur tête : pourquoi cela m’est-il arrivé à moi ? Pourquoi ne me suis-je pas défendu(e) ? Qu’est-ce qu’il y a de mauvais en moi pour que j’attire la maltraitance ?
C’est dans ce contexte douloureux qu’elles perpétuent sur elles-mêmes les abus des autres en s’abusant à leur tour : en renonçant à avoir une quelconque valeur, elles s’auto disqualifient.
Or, aussi cruel que cela ait été pour les personnes abusées, ce qui est fait est fait, rien n’y pourra rien changer.
Pour que les personnes abusées puissent un jour retrouver l’estime d’elles-mêmes, il leur faut commencer par regarder en face la manière dont elles perpétuent « ici, maintenant » l’abus à travers leurs croyances à propos d’elles-mêmes.
De même que ce n’est pas parce que l’autre pense que vous êtes un idiot que vous l’êtes, ce n’est pas parce que l’autre vous a maltraité, abîmé, que vous êtes devenu(e) sale ou mauvais(e). Et c’est une croyance toxique et largement répandue dans de nombreuses cultures que de le croire.
Ainsi les personnes abusées ne trouvent-elles souvent aucun réconfort chez leurs propres parents[3] : une mère peut vouloir faire croire à sa fille que si elle a été abusée c’est parce qu’elle s’est mal conduite ou une famille renier sa fille depuis qu’elle a été violée, parce que c’est la « honte sociale ». Quelle horreur pour les abusés ! On en est à la triple peine : l’abus lui-même et son lot de souffrances, le fait de croire qu’on est sali à jamais et le rejet par ceux qui sont censés nous aimer et nous protéger.
Comment les personnes qui ont été abusées arriveront-elles à sentir qu’elles ne sont pas responsables des comportements de leurs agresseurs ?
Comment deviendront-elles conscientes que leur manière d’interpréter les comportements qu’elles ont été forcées à subir est fausse ?
Il leur faut commencer par sentir que l’abus n’est pas seulement une maltraitance mais aussi une mystification. Donc qu’elles ont été à la fois maltraitées ET trompées.
En convenir c’est admettre que – pour le moment – il leur est impossible de distinguer le bien du mal, le juste de l’injuste.
Les personnes abusées sont en cela semblables à une boussole qui, parce qu’elle aurait été démagnétisée, serait incapable d’indiquer le nord. Se « re-magnétiser » c’est orienter de nouveau son discernement dans la bonne direction.
Se réorienter c’est, pour une personne qui a été abusée, commencer par oser courageusement convenir que la manière dont elle se sent (par exemple sale ou idiote) est constitutive de l’abus qu’elle a subi quand elle a été « retournée », mise « sens dessus dessous ».
Les êtres humains naissent innocents, et personne ne naît pour être ce que l’autre voudrait qu’il soit. Ce qui revient à dire que nous avons le droit de ne pas nous sentir salis par ce que les autres nous ont fait.
Le premier signe qui permettra à une personne abusée de savoir qu’elle a commencé ce lent et difficile travail de réhabilitation d’elle-même est qu’elle ne ressentira plus le besoin de cacher aux autres ce qu’on lui a fait.
Plus une victime d’abus parvient à se défendre en révélant l’abus qu’elle a subi, moins intenses et envahissants seront ses sentiments de culpabilité.
Quand – dans une biographie[4], dans un manifeste[5] et dans un documentaire[6] – la femme politique Clémentine Autain déclare avoir été violée à l’âge de 22 ans sous la menace d’une arme blanche, elle n’est pas sujette à la honte et ose ne pas rester conforme à la victime que son violeur a voulu faire d’elle, en exprimant ceci : « En parler, c’est être fidèle à mon engagement. Car se taire, c’est faire le jeu des violeurs. »
Par son comportement courageux, elle refuse la honte, elle refuse d’accréditer un certain consensus social mortifère qui considère comme « normal » qu’une personne violée n’en parle pas et se terre dans un rôle de victime.
Par cette « révélation », Clémentine Autain montre qu’elle est une femme qui, ayant été violée, ne tolère pas de pérenniser une mentalité de victime à partir d’un état de victime. Elle refuse d’ajouter un abus par elle-même contre elle-même à un abus d’un autre contre elle-même.
Et c’est là le premier pas vers une reconstruction de la personne. Reconstruction qu’elle peut parfois commencer seule (ou avec un proche bienveillant), si les souvenirs remontent, mais qu’il lui sera vraisemblablement difficile de mener à bien sans l’aide d’un professionnel qui pourra l’écouter et la guider sans la juger et sans avoir peur de ce qu’elle exprime[1].
[1] Cf. mon article « Traumatisme et présence »
[2] Cf. mon article « Oser la colère, oser être vrai avec soi-même »
[3] Cf. mon article : « Doit-on écouter les personnes qui nous disent qu’elles ont été abusées sexuellement ? »
[4] Cf. le livre de Clémentine Autain : Un beau jour… Combattre le viol Indigènes éditions, 2011
[5] Cf. le Manifeste des 313 « Je déclare avoir été violée »
[6] Cf. l’excellent documentaire (de 69’) d’Andrea Rawlins « Viol, elles se manifestent » qui a été diffusé sur France 2 le 05/03/2013 dans l’émission Infrarouge et que vous trouverez ici :
© 2016 Renaud & Hélène PERRONNET Tous droits réservés.
Moyennant une modeste participation aux frais de ce site, vous pouvez télécharger l’intégralité de cet article de 4 pages au format PDF, en cliquant sur ce bouton :
Compteur de lectures à la date d’aujourd’hui :
2 969 vues
ÉVOLUTE Conseil est un cabinet d’accompagnement psychothérapeutique et un site internet interactif de plus de 8 000 partages avec mes réponses.
Avertissement aux lectrices et aux lecteurs :
Ma formation première est celle d’un philosophe. Il est possible que les idées émises dans ces articles vous apparaissent osées ou déconcertantes. Le travail de connaissance de soi devant passer par votre propre expérience, je ne vous invite pas à croire ces idées parce qu’elles sont écrites, mais à vérifier par vous-même si ce qui est écrit (et que peut-être vous découvrez) est vrai ou non pour vous, afin de vous permettre d’en tirer vos propres conclusions (et peut-être de vous en servir pour mettre en doute certaines de vos anciennes certitudes.)