Sommes-nous volontairement méchants ?
« Le meilleur service que l’on puisse rendre aux autres, c’est de leur faire remarquer que c’est l’inconscient qui les incite à agir et de les aider à comprendre cet inconscient. »
Swami Prajñânpad(1).
« La peur est ce qui rend méchant ; la méchanceté est ce qui fait peur. »
Eugen Drewermann(2).
Socrate (dans le dialogue de Platon, Le Gorgias), énonce : « Nul n’est méchant volontairement. » On peut – en effet – se demander si l’être humain accomplit une action mauvaise en toute connaissance de cause, « parce qu’elle est mauvaise » (auquel cas il serait volontairement méchant), ou « bien qu’elle soit mauvaise » (auquel cas il serait méchant par accident et ne rechercherait pas la méchanceté « pour la méchanceté. »)
Pour Platon, le mal – ne pouvant pas être fait en connaissance de cause – ne saurait être le fait d’un esprit lucide. Un peu comme quand il nous arrive de pressentir, sans en tenir compte, que nous allons commettre une erreur. Si nous avions « vraiment » pressenti notre erreur, l’aurions-nous commise ? En fait peut-être l’avons-nous pressentie, mais certainement pas d’une manière suffisamment explicite pour nous empêcher de la commettre… Comme si nous étions restés incapables de croire en la vérité de notre pressentiment.
Prenons un exemple. Le jour où Olivia a montré à sa mère la robe un peu courte qu’elle venait de s’acheter, et qu’elle s’est entendue dire « Voilà une robe parfaite pour faire le trottoir à Pigalle », elle s’est sentie profondément blessée par la réplique de sa mère, la trouvant méchante avec elle.
Il ne s’agit pas ici, de remettre en cause la nature maltraitante de cette remarque mais de se poser la question de ce qui la motive. Cette mère, incapable de tenir compte du goût de sa fille, et inconsciente des effets à long terme de ses paroles en ce qu’elles ont blessé l’image que sa fille avait d’elle-même et ont mis en cause l’image que sa mère semblait avoir d’elle, avait vraisemblablement intuitivement perçu sa maladresse sur le moment. Elle avait ressenti un malaise immédiat devant la robe de sa fille car cela lui avait rappelé une peur inconsciente (celle de paraître une prostituée), mais elle avait préféré s’en tenir à la pensée qui flattait ce qu’elle interprétait comme son rôle de mère, qu’elle ne voulait pas courir le risque que sa fille soit considérée comme une putain.
L’intention consciente de cette mère n’est pas de blesser sa fille ; pourtant menée par son inconscient, elle la blesse en se racontant à elle-même qu’elle fait « son bien ».
Le psychologue américain Marshall B. Rosenberg (créateur de la méthode « Communication NonViolente ») va plus loin, en écrivant que « La méchanceté est l’expression de l’amertume des gens qui n’ont pas pris soin de leur souffrance. »
Dans notre exemple précédent, une mère devient maltraitante parce qu’elle reste soumise à la part active de son inconscient qu’elle n’a jamais mise à jour. Son « programme intérieur secret » la force à prendre sa revanche coûte que coûte en blessant sa fille innocente.
Nous devenons donc dangereux pour l’autre au moment même où cet autre nous apparaît comme menaçant pour les conflits internes qui sont les nôtres et que nous n’avons jamais résolus. N’entendons-nous pas très souvent : « Il n’avait pas à me traiter comme il m’a traité, maintenant, s’il souffre de la manière dont je l’ai à mon tour traité, c’est bien fait pour lui. »
C’est donc notre cécité concernant nos propres blessures qui nous contraint à la maladresse et à l’agressivité vis-à-vis de l’autre et non une soi-disant nature « mauvaise » ou « méchante ».
Cela fonctionne ainsi dans un implacable enchaînement de causes à effets, contraignant l’agressé à devenir à son tour agresseur, la victime à devenir le bourreau. Si la personne blessée ne peut pas s’empêcher d’être agressive à l’égard de son agresseur, c’est bien parce qu’elle lui prête l’intention, qu’elle lui attribue la responsabilité, de l’avoir volontairement blessé. Dans le cas d’Olivia – qui ne sait rien des « vieilles » blessures de sa propre mère – c’est ce qui s’est passé. La personne blessée ne sait pas que puisque « nul n’est méchant volontairement », la responsabilité qu’elle attribue à celui ou à celle qui l’a blessé est liée à son incapacité à le voir « tel qu’il est » : un être mené par son inconscient qui croit avoir raison et veut le prouver coûte que coûte.
Ordinairement, nous accordons plus d’importance à « ce qui nous arrive », qu’à la manière dont nous le prenons… Mais si nous souhaitons faire évoluer notre relation à celui qui dit du mal de nous, nous avons intérêt à focaliser notre attention sur la manière dont nous interprétons ce qu’il nous dit, plutôt qu’à nous identifier à ce qu’il nous dit (ce qui reviendrait à adopter la position de la victime).
Regarder en face la manière dont nous interprétons les paroles de cet autre (ce qu’Olivia, dans sa relation à sa propre mère était évidemment bien incapable de faire), c’est apprendre à nous situer par rapport aux pensées qui sont les nôtres au moment même de la relation.
A chaque fois que l’autre dit du mal de nous, nous avons le choix entre :
- croire que ce qu’il dit est vrai et devenir sa victime.
(Il suffit que l’autre dise quelque chose de moi pour que je lui donne raison.)
- nous demander si nous sommes – en vérité – ce qu’il dit de nous.
(Suis-je réductible à l’interprétation que l’autre fait de moi ? Suis-je entrain d’opérer une confusion entre l’opinion de l’autre sur moi et « ce que je suis » ?)
Et par là même découvrir que la manière dont nous nous sentons provient bien de l’interprétation que nous donnons de ce qui nous arrive. (N’est-ce pas parce que je donne raison à l’autre donc que je lui donne du pouvoir sur moi, que je suis malheureux quand il dit du mal de moi ?) Et notre manière de lui accorder du pouvoir sur nous n’est-elle pas de croire en sa liberté d’être « méchant » avec nous ? Prenons l’exemple, du reproche adressé à l’autre :
« Tu es la personne la plus égoïste que j’aie jamais rencontrée. »
Et observons que c’est le lieu à partir duquel nous allons porter notre attention qui va déterminer notre réponse à celui qui dit du mal de nous.
1- Je porte mon attention sur moi, comme victime passive, je me conforme à ce jugement et je m’y soumets, je deviens la victime de l’autre donc je souffre en me faisant des reproches à moi-même et en culpabilisant.
Je lui réponds donc : « C’est vrai que je suis égoïste et que je ne devrais pas l’être, j’aurais dû être plus ouvert(e), je suis nul(le). »
2 – Je porte mon attention sur moi, comme victime agressive, et deviens la victime de l’autre par réaction. Donc je me sens mal, je fais des reproches à l’autre et me mets en colère en rejetant la faute sur l’autre. (Ainsi j’oublie que si l’autre est responsable de ce qu’il dit, je suis – moi – responsable de ce que je ressens à partir de ce qu’il dit.)
Je lui réponds donc : « Tu n’as pas le droit de dire cela, c’est toi qui es égoïste. »
3 – Je porte mon attention sur moi, comme ayant des émotions et des besoins non satisfaits et je prends le risque de demander à l’autre de les satisfaire. (En oubliant que l’autre n’est pas nécessairement consentant pour le faire.)
Je lui réponds donc : « Quand je t’entends dire que je suis la personne la plus égoïste que tu aies rencontrée, je me sens frustré(e) et blessé(e) parce que j’ai besoin que tu portes un regard positif sur moi. »
4 – Je peux aussi porter mon attention sur l’autre, sur ses émotions et ses besoins non satisfaits. (En effet, nous pouvons observer que tout reproche se fait sur la base d’une frustration des besoins de celui qui les adresse, et que le plus souvent ce n’est pas « volontairement » que ces reproches jaillissent, mais à travers une émotion par nature impulsive.)
Je peux me souvenir que si l’autre se sent blessé c’est parce qu’il a le sentiment que je suis égoïste et que cela le frustre d’avoir l’impression que ses demandes ne sont pas prises en compte. Ce qui me servira à le traiter avec douceur… par exemple en ne lui répondant pas.
Dans son Manuel (XLII), Epictète(3) observe :
« Lorsque quelqu’un te fait du mal ou dit du mal de toi, souviens-toi qu’il pense avoir raison d’agir ou de parler ainsi. Il ne lui est donc pas possible de suivre ta façon de juger, mais il suit la sienne, en sorte que s’il juge mal, c’est lui qui subit un dommage, puisqu’il se trompe. (…) Partant de ce principe, traite avec douceur celui qui te fait du tort. Dis-toi à chaque fois : « Il a cru avoir raison. »
C’est ainsi que pour gérer celui qui dit du mal de nous, nous devons devenir capable de porter notre attention sur ses émotions et ses besoins, ce qui nous servira à comprendre qu’il se trompe, d’autant plus que nous nous souviendrons qu’il ne peut pas être volontairement « méchant ».
C’est donc la manière dont nous allons nous situer nous-mêmes, en face de la critique négative de l’autre, qui va déterminer ce que nous allons vivre dans notre relation à cet autre.
Notes :
S. Prajñânpad(1) : (1891 – 1974), sage et thérapeute indien – qui a proposé, entre psychanalyse et Vedânta, une voie originale vers la liberté.
Eugen Drewermann(2) : (né en 1940) philosophe, théologien, psychanalyste jungien, et psychothérapeute allemand, son interprétation psychanalytique de la Bible lui a valu d’être frappé d’interdit par la hiérarchie catholique.
Epictète(3) : (50 – 135), esclave affranchi par l’Empereur, il devient adepte du stoïcisme qui prône la liberté intérieure et une rigueur de conduite dans les relations humaines.
© 2011 Renaud PERRONNET Tous droits réservés.
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