Pourquoi le reproche est vain et nuisible ?

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« La morale imposée du dehors, et qui n’est pas l’expression de notre niveau d’être, nous maintient dans la dualité et le conflit avec nous-même, dans l’aveuglement et le mensonge. »

Arnaud Desjardins, Les Chemins de la sagesse. Tome 2, p. 201

C’est bien souvent parce que nous nous sentons déconcertés par l’attitude d’un autre que nous pensons qu’il aurait dû avoir une attitude différente de celle qu’il a eue. C’est alors que nous lui adressons un reproche, en lui expliquant ce que – selon nous – il aurait dû être, ou faire.

À moins que notre reproche ne soit qu’une pure compulsion personnelle, il y a là une naïveté extrême, un égocentrisme déconcertant, que de croire qu’il nous suffit d’adresser un reproche à l’autre pour qu’il devienne ce que nous voudrions qu’il soit, qu’il agisse comme nous voudrions qu’il agisse.

Comme si l’autre ne pouvait qu’avoir le désir de nous obéir, comme si – l’inconscient n’existant pas – l’autre ne pouvait qu’être libre de ses propres comportements.

En réalité, un être se comporte toujours « comme il se comporte » parce que ses comportements sont toujours à la mesure de ses besoins conscients et inconscients, ce que l’on pourrait appeler sa spécificité propre ici et maintenant.

Swami Prajnanpad disait : « Chacun fait et fera ce qui lui plaît, vous ne pouvez pas vous attendre à ce que l’autre fasse ce qui vous plaît. Si vous êtes capable de travailler durement huit heures par jour et si vous êtes contrarié parce qu’une autre personne n’est pas capable de le faire, qu’est­-ce que cela implique ? Que vous voulez vous voir à la place des autres partout. »

Et de conclure : « Chacun est comme il est, et non comme vous voudriez qu’il fût. »

Chacun d’entre nous est unique et différent, nous voyons tous midi à notre propre porte, et même s’il peut être agaçant pour le moi péremptoire d’entendre que chacun fait et fera toujours ce qui lui plaît, les choses – à l’évidence – fonctionnent ainsi dans tous les domaines de l’existence.

Confinés dans notre égocentrisme, nous sommes nombreux à penser, par exemple, que notre compagne (ou notre compagnon) devrait nous accorder davantage d’attention quand nous en ressentons le besoin, et nous sentir justifiés de lui reprocher de ne pas nous en donner assez.

Enfermés dans nos principes moraux, nous pouvons nous permettre de penser que notre enfant ne devrait pas nous mentir, et nous sentir ainsi justifiés de le juger en le sermonnant à propos de ses mensonges.

Il n’y a pas si longtemps, enfermés dans le bon droit de leurs certitudes scientifiques, certains ont estimé que tout le monde aurait dû se faire vacciner en même temps qu’ils jugeaient les « antivaxs » inconscients et dangereux ; au même moment où d’autres, soumis à leurs principes libertaires, se sentaient justifiés à fustiger les personnes qui se vaccinaient.

Et ainsi de suite…

D’une manière générale, d’un point de vue collectif ou individuel, tant que les comportements des autres ne correspondent pas à nos attentes, nous nous sentons justifiés de les leur reprocher.

Forts de nos prétentions, nous adressons des reproches aux autres avec l’intention qu’ils deviennent ce que nous souhaitons qu’ils soient, sans aucune conscience du fait que, ce faisant, nous créons chez eux une réaction contraire.

L’être humain est paradoxal quand, alors même qu’il a compris que le reproche servait moins à faire changer l’autre qu’à créer chez lui une réaction contraire à celle qui était souhaitée, il persiste à le lui adresser.

Enfermés à double tour à l’intérieur du « moi je trouve que » (sans même nous interroger sur notre possible incohérence), nous devenons incapables de nous ouvrir à l’autre dans sa différence ; rivés à notre opinion, nous sommes incapables de percevoir l’évidence : les comportements de l’autre relèvent d’une logique différente de la nôtre.

Nous oublions constamment que ce qui est vrai pour nous sera fort probablement faux pour un autre. Forts de nos certitudes aveugles, nous en arrivons à déverser sur les autres toutes sortes de reproches que nous qualifions, selon les contextes, d’amicaux, amers, durs, fondés, justes, mérités ou sévères.

L’effet du reproche sur l’autre

Quand nous disons – par exemple – à un enfant menteur que c’est très mal de mentir, nous le divisons, c’est-à-dire qu’il devient deux avec lui-même : une part qui ment parce qu’elle en éprouve le besoin et une part qui culpabilise sous le reproche d’avoir menti parce qu’elle sait maintenant que c’est mal.

Faire un reproche à un enfant est donc non seulement parfaitement inutile mais anti pédagogique parce que contraire à ce que nous souhaitons qu’il arrive : ce n’est pas parce qu’un enfant sait qu’une chose est mal qu’il ne ressent plus le besoin de la faire.

En accablant l’autre de reproches sous le prétexte que nous souhaitons qu’il change, nous ne faisons que créer chez lui un dédoublement de personnalité en même temps que le sentiment d’être humilié.

C’est une attitude perverse que celle de demander à une personne de faire ce qu’elle n’est pas en mesure de faire, de l’inciter à croire qu’elle devrait être capable de faire ce qu’elle ne se sent (au moins pour le moment) pas capable de faire : dans l’exemple, oser dire la vérité.

Aider véritablement un enfant à ne plus mentir c’est commencer par lui permettre d’accéder à son besoin d’avoir fait ce que nous déplorons qu’il ait fait, c’est-à-dire mentir. Mais aussi aller voir ce que recouvre ce mensonge, quelle est l’action dont il a honte, qu’il se reproche et dont il ne veut pas nous parler. Le reproche est d’autant plus vain pour nous-même qu’il va à l’encontre de ce que nous voulons pour l’autre donc de notre propre intérêt.

C’est donc en commençant par être un avec l’autre (ici l’enfant), et son besoin de mentir (et en le lui faisant sentir) que nous parviendrons peu à peu à ce qu’il n’éprouve plus le besoin de mentir.

Celui qui juge devrait d’abord s’interroger à propos de ce qu’il veut pour l’autre ? L’aider à changer ou l’accabler ? Accabler l’autre sert à l’humilier en prenant sa revanche sur lui, c’est là l’expression de notre ressentiment et de notre négativité, de notre incapacité à accepter l’autre en tant qu’il n’est pas nous, expression de notre narcissisme.

D’autre part, la victoire obtenue par les reproches, les critiques et les remontrances équivaut toujours à une défaite car elle n’est que momentanée. « Le chat est parti, les souris dansent. » dit le proverbe. Quand la coercition et la contrainte ne sont plus présents, les comportements reprochés s’expriment de plus belle.

Je me souviens qu’enfant, je cachais les bandes dessinées que mes parents ne voulaient pas que je lise dans mon grand livre de géographie en leur laissant ainsi croire que je travaillais. Le jour où mon subterfuge a été découvert, ça a bardé, j’ai été traité de dissimulateur et de menteur, mes parents m’ont expliqué qu’ils ne pouvaient plus avoir confiance en moi, que je les avais définitivement déçus.

C’est ainsi que je suis devenu un petit garçon qui avait perdu toute confiance en lui-même, parce qu’il se considérait comme un misérable. Ce n’est que beaucoup plus tard – à l’âge adulte – à l’occasion d’un travail de connaissance de soi, après des semaines de lutte avec moi-même, que j’ai pu ressentir à quelle profondeur et dans quelle souffrance prenaient racine mes besoins de lire des bandes dessinées pour survivre à l’étouffement familial. Le besoin de mentir cache souvent une blessure.

Les accusations, les jugements proférés par mes parents ne sont pas parvenus à aider ce petit garçon en souffrance que j’étais, à se mettre sérieusement à son travail scolaire et encore moins à dire la vérité. Pire, j’étais en permanence sur le qui-vive et dans la nécessité extrême de tout mettre en œuvre pour ne plus me laisser surprendre dans mes stratégies dissimulatrices.

Par leurs cris et leurs reproches incessants, mes parents avaient créé en moi une double personnalité entre le petit garçon accablé par le travail scolaire auquel il ne comprenait rien et le petit garçon qui devait travailler, créant ainsi en moi le besoin de m’évader à travers des bandes dessinées interdites.

Or quels que soient les efforts prodigués, le changement n’est rendu possible qu’à un être préalablement réunifié. Ça a été là – précisément – la cause principale de l’absence de changement chez l’enfant que j’étais, malgré mes sincères résolutions et ma bonne volonté. Comme tant d’autres enfants accablés par les reproches de leurs parents, j’étais pris dans un piège, je l’ignorais et il m’était donc impossible d’en sortir.

Les reproches avaient créé une part de moi-même résolue à ne pas vouloir être ce qu’elle était sous le prétexte que c’était mal, tandis qu’une autre part aspirait à être ce qu’elle n’était pas parce que c’était bien. En proie à une tension liée à une double personnalité, je me condamnais à faire du sur-place (c’est-à-dire à demeurer le même) en perpétuant une insupportable souffrance.

Mes parents ne savaient pas que dans leur rôle, il ne suffisait pas de dire ce qu’il fallait faire ou ne pas faire, qu’il leur fallait aussi me montrer le chemin qui conduisait à ce que je n’aie plus besoin de leur mentir. Incapables de m’aimer tel que j’étais et surtout de chercher à me comprendre, ils ne savaient s’adresser à moi que sur la base de leur projection de qui je devais être. Ne sachant pas s’adresser à l’enfant perdu que j’étais, ignorants les causes de mes comportements, ils ne pouvaient que prêcher dans le désert en me les reprochant.

Les reproches que nous nous adressons à nous-même sont aussi nuisibles que ceux que nous adressons aux autres : tant que nous nous en voulons d’être ce que nous sommes, nous nous condamnons au repli et à l’involution.

Swami Prajnanpad ne cessait de répéter à ses élèves le proverbe bengali : « Pour se relever, il faut s’appuyer sur le sol même sur lequel on est tombé. »

Pour pouvoir « changer » il nous faut être « un », entier, nous-même, d’accord pour l’être et non morcelé, divisé.

Arnaud Desjardins explique : « Pour pouvoir croître, il faut être soi-même et unifié. Si la vérité est que je suis un démon, il n’y a que ce démon qui puisse évoluer, se transformer, devenir de moins en moins égoïste – et pas l’image idéale que mes parents ou éducateurs m’ont appris à surimposer à la vérité. »

Voilà le paradoxe : notre évolution passe nécessairement par la réconciliation préalable avec ce que nous sommes, quelque soit ce que nous sommes, alors même que la plupart des personnes entreprennent un travail thérapeutique sur la base de ce qu’elles pensent qu’elles devraient être.

Avoir une chance de pouvoir aider l’autre à changer de comportement (s’il le désire, bien sûr !), ne peut donc pas passer par le reproche.

Aider l’autre à changer, c’est donc aller avec lui là où il est tombé, du côté de son inconscient qui l’a poussé à agir comme il a agi. Aider l’autre à changer c’est donc aller avec lui du côté de ce qui l’oblige et le contraint à continuer de se conduire comme il se conduit – alors même qu’il en a peur, ou qu’il s’en veut.

La souffrance de l’autre est bien difficilement mesurable et c’est le plus souvent par ignorance, aveuglement et insensibilité que nous l’accablons de reproches.

Je me souviens de cette parole d’Arnaud Desjardins, adressée à deux personnes qu’il avait entendu critiquer un tiers : « Si vous connaissiez ne serait-ce qu’une seule des causes qui font que cette personne a eu le comportement qu’elle a eu, vous fondriez en larmes. »

N’ayant nous-même aucune connaissance des causes qui nous poussent à agir comme des aveugles, nous admonestons les autres en voulant les soumettre à ce que nous croyons être leur bien (nos besoins égocentriques), oubliant que – comme nous – ils se débattent avec leurs compulsions et leurs habitudes contractées dans leur enfance.

Il nous faudra donc un jour tous apprendre que s’il est aberrant d’adresser des reproches aux autres, il est tout aussi aberrant de se faire des reproches à soi-même, (comme de se reprocher à soi-même de faire des reproches aux autres !)

Il va nous falloir changer radicalement de tactique pour devenir capables d’avancer. Personne ne peut avancer à partir d’un autre endroit que celui où il est, n’en déplaise à la morale qui cherche à nous persuader du contraire en nous laissant croire que nous aurions dû (pu) être ce que nous n’avons pas été.

Le reproche est inutile puisque nous n’avons pas le contrôle sur l’autre, et nuisible puisqu’il contraint l’autre à réagir au moment où nous aurions aimé être entendu par lui.

Ne plus adresser de reproches aux autres, c’est convenir que l’autre est toujours « tel qu’il est » : le reproche ni la condamnation n’y pourront rien changer.

La seule manière d’être en lien avec l’autre c’est simplement de chercher à le connaître, à le comprendre, pour ne plus nous étonner de ses comportements paradoxaux pour nous.

Si nous voulons avancer avec l’autre, nous n’avons pas d’autre choix que de commencer par le reconnaître – quoi qu’il nous en coûte – tel qu’il est.

Le reproche est vain et nuisible parce que personne n’a jamais changé à partir d’une critique ou d’un reproche.

C’est le vrai amour de soi qui permet la réconciliation avec soi-même et la paix. Il faut parvenir à ce que notre amour pour la vérité de ce que nous sommes devenus ici et maintenant soit infiniment plus fort que notre peur de n’être pas ce que nous pensons que les autres veulent que nous soyons. Il est la condition nécessaire à notre propre évolution.

De même, il faut parvenir à ce que notre respect pour la manière dont l’autre s’est comporté (avec les raisons qui sont les siennes), soit plus important pour la relation que notre besoin égocentrique que l’autre réponde à nos demandes.

Dans la relation à l’autre, nous pourrons par exemple nous dire à nous-mêmes une des phrases suivantes :

  • J’ai bien compris qu’au moment où elle a agi comme elle a agi, il lui est apparu qu’elle ne pouvait pas agir autrement.
  • Il ne pouvait que casser le vase qu’il a cassé car à ce moment-là, il n’était pas centré, vigilant.
  • Elle m’a répondu avec ironie, parce qu’elle s’est sentie agressée.
  • Il a menti parce qu’il était trop difficile pour lui d’assumer ce qu’il avait fait.
  • Elle s’est mise à crier parce qu’elle a senti le besoin de se défendre et qu’elle ne savait pas comment le faire autrement.
  • Il a voulu partir, parce qu’il se sentait en insécurité.
  • Elle m’a regardé(e) avec dédain, parce qu’elle s’est sentie menacée par moi.
  • Il s’est mis à se droguer, à boire et à se scarifier, tellement sa souffrance était insupportable : tellement il s’en voulait d’être comme il était, de se comporter comme il ne pouvait pas faire autrement que de se comporter.
  • Telle qu’elle était à ce moment-là, elle n’a pu qu’avoir peur de moi, alors même que je lui tendais la main.
  • Etc.

Et même si nous ne formulons rien aux oreilles de l’autre, le plus important pour elle (pour lui) – comme pour nous – est que nous ne lui fassions pas de reproches et que nous lui fassions sentir au contraire que nous avons compris les raisons de son comportement.

Comme le précisait Swami Prajnanpad : « Comprendre autrui est dans votre intérêt, car c’est vous qui prendrez des coups si vous ne le comprenez pas. Vous serez le seul à en souffrir. »

© 2023 Renaud Perronnet. Tous droits réservés

Illustration :

Prisoner of mind, Fanatic-studio-science-photo-library

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12 Commentaires
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Dominique

Merci pour ce long article ô combien complet et qui reprend tout ce que vous m’avez dit lors de ma première séance

Pascale

Bonjour Renaud, votre article laisse pressentir ce que pourrait être le monde si nous accueillions l’évidence, avec simplicité et ouverture, il m’apparaît comme un rai de lumière, une porte entrabâillée vers un monde plus paisible et plus unifié. Merci pour vos,analyses toujours si fines et concrètes. Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par l’amour de soi? Je me représente un accord pour être ce que l’on est, donc là aussi une forme de paix. Mais est-ce bien cela ou est-ce plus? L’amour, n’est-ce pas être touché, et ressentir un élan? Or, je n’arrive pas à me figurer cela par rapport… Lire la suite »

Mur

Je pense comprends ce que vous écrivez et J ai un exemple récent à ce sujet . Des amies proches sont sorties ensembles et ne me l ont même pas dit Lorsque je l ai appris , j ai plongé dans ce que j appelle ma réaction enfantine . Je me suis sentie délaissée , mise a l écart . Et j ai éprouvé le besoin de dire à ma meilleure amie que j étais blessée . A ce moment là je voulais déverser sur elle ma colère et ma déception en lui rétorquant que ce n était que lorsqu’… Lire la suite »

Nan

Je comprends très bien qu’il est inutile de faire des reproches. Mais les paroles lancées par énervement me blessent énormément et c’est insupportable. D’autant plus que dans mon enfance je n’ai entendu que cela. J’ai toujours des stigmates à 60 ans. Mon conjoint ne le comprend pas il dit que je prends tout le temps la mouche. Alors que faire supporter accepter et ne plus parler pour ne pas le faire souffrir?

nan

Merci de votre reponse, en fait ce n est pas lui qui me fait des reproches mais moi. je lui est deja explique mon mal etre il en est conscient mais il s ennerve parfois. je ne sais plus quoi faire.Laisser tomber et souffrir pour ne pas le faire souffrir?

Nan

J’ai déjà consulte et cela n’a donné aucun résultat. A part le fait de raconter mes problèmes je n’ai eu aucune solution et n’ai pas eu la possibilité de faire un travail sur moi meme. Comment faire alors, continuer à souffrir mutuellement ? Cordialement

Nan

Merci beaucoup pour vos réponses. Bonne soirée.
Bien cordialement.