Pour ne plus avoir peur de la bonté ni de l’impuissance…

« Homo sum : humani nihil a me alienum puto. »

(Je suis homme, rien de ce qui est humain ne m’est étranger.)

Publius Terentius Afer, dit Térence

(auteur latin d’origine berbère, né à Carthage, vers 190 – 159 av. J.C.).

Quand il a peur d’assumer ses valeurs humanistes, quand il finit par « oublier l’homme », l’aidant qui sent que la réponse juste à la détresse de l’autre est de le prendre dans ses bras pour l’étreindre n’ose pas le faire ou, s’il le fait, il pense qu’il doit le cacher.

Plus l’aidant s’endurcit et « se blinde », plus il se sent insatisfait de lui dans son rôle, donc pas à la hauteur humaine de sa tâche.

Il y a encore trop souvent dans le milieu de la relation d’aide une sorte de conformisme qui oblige les aidants à penser qu’ils ne doivent pas se montrer compréhensifs, ou tout du moins à s’en sentir coupables quand ils le sont.

Les aidants ont besoin de prendre confiance en eux-mêmes (et en ce qu’ils sentent juste de faire) donc de savoir qu’ils sont capables d’être plus solides qu’ils ne le pensent. Dans une interview accordée à Fabien Ouaki, le Dalaï-Lama partage : « Généralement les soignants s’impliquent énormément. Mais s’ils se rendaient vraiment compte à quel point les patients et leurs familles dépendent d’eux, ils auraient encore plus de capacité à soulager la souf­france. Ils peuvent se dire : On attend tellement de moi…, un mot gentil, un sourire fera toute la différence, même si le malade se trouve dans un état désespéré. »

Parallèlement, de nombreux parents se sentent également bien souvent démunis, aux abois, quant à leur capacité de trouver en eux-mêmes l’attitude juste en réponse aux comportements de leur enfant en dérive. Bien souvent, parce qu’ils confondent faiblesse et bonté, ils ont peur d’être faibles, et n’osent donc pas être « bons ».

Comme si les valeurs éternelles d’amitié, de bienveillance, de tendresse et de confiance ne nous étaient plus accessibles… Comme si nous avions oublié qu’elles avaient fait leurs preuves…

Dans ce monde rempli de pudeur, de honte même de paraître « bon » aux yeux des autres, (quand ce n’est pas jugé comme déplacé, ça fait au minimum sourire), il me paraît essentiel de réaffirmer ces valeurs éternelles, donc précieuses. D’abord pour que ceux (nombreux parmi vous) qui en sont les apprentis se sentent un peu moins seuls ; mais aussi pour que les plus pusillanimes (timides) d’entre nous, qui sentent pourtant confusément que le rapport de domination et l’agressivité ne sont sans doute pas la « solution » d’une relation qui se propose d’aider l’autre, puissent se sentir confirmés dans ce qu’ils pressentent.

Nous ne dirons jamais assez que le début d’une relation aidante vivante passe nécessairement par notre capacité à nous laisser émouvoir par le vécu de l’autre. Sans cette capacité à se laisser toucher, il n’y a pas de relation d’aide possible. Nous laisser toucher non pas dans un sentimentalisme larmoyant (aussi inopérant que mortifère pour les deux parties), mais dans notre capacité à oser ressentir profondément ce qui nous unit fondamentalement à l’autre (donc à tous les êtres humains), je veux parler de notre propension à la souffrance.

L’écrivain Christian Bobin – dans « Ressusciter » – exprime cela magnifiquement :

« Le jour de l’enterrement de sa mère, C. a été piquée par une abeille. Il y avait beaucoup de monde dans la cour de la maison familiale. J’ai vu C. dans l’infini de ses quatre ans, être d’abord surprise par la douleur de la piqûre puis, juste avant de pleurer, chercher avidement des yeux, parmi tous ceux qui étaient là, celle qui la consolait depuis toujours, et arrêter brutalement cette recherche, ayant soudain tout compris de l’absence et de la mort. Cette scène, qui n’a duré que quelques secondes, est la plus poignante que j’aie jamais vue. Il y a une heure où, pour chacun de nous, la connaissance inconsolable entre dans notre âme et la déchire. C’est dans la lumière de cette heure-là, qu’elle soit déjà venue ou non, que nous devrions tous nous parler, nous aimer et même le plus possible rire ensemble. »

La fameuse lettre d’une infirmière qui, parce qu’elle est entrain de mourir, ose « parler vrai » à ses consœurs, nous le rappelle aussi. En voici un extrait :

« Si nous pouvions seulement être honnêtes, admettre nos peurs, nous toucher mutuellement. Votre professionnalisme serait-il vraiment menacé si vous alliez jusqu’à pleurer avec moi ? Est-il vraiment exclu que nous communiquions vraiment pour qu’à l’heure où ce sera mon tour de mourir à l’hôpital, j’aie auprès de moi des amies ? »

Mais la plupart de nos enseignants, de nos formateurs nous ont solennellement conseillé de nous protéger, donc de devenir imperméables à la souffrance de l’autre. L’empathie ne serait pas professionnelle, certains s’en défient, elle serait même une faute professionnelle. Il serait devenu malsain d’être en amitié, en lien profond avec celui que l’on se propose d’aider, comme d’être ému par son émotion, et même d’aller jusqu’à « pleurer avec lui ». Cela veut-il dire qu’ils n’ont pas souffert ?

« J’ai dit ma peine à qui n’a pas souffert,

Et il s’est ri de moi,

J’ai dit ma peine à qui a souffert,

Et il s’est penché vers moi.

Ses larmes ont coulé avant mes larmes,

Il avait le cœur blessé. »

partage le poète algérien (berbère) Jean Amrouche.

Comprenez-moi bien, je ne suis pas entrain de vous dire qu’être empathique c’est devoir nécessairement pleurer avec l’autre, mais que puisqu’il est nécessaire de se laisser toucher par l’autre pour pouvoir entrer en contact (en relation aidante) avec lui, il peut arriver qu’en nous laissant toucher, nous pleurions avec l’autre, sans que cela soit ennuyeux ni pour lui (au contraire !) ni pour nous (sentir son cœur s’ouvrir, c’est très « doux »).

Dans son livre « Mourir les yeux ouverts », écrit avec Nadège Amar, (livre dont je vous recommande la lecture parce qu’il est un témoignage très fort sur la fin de vie d’un homme – Yvan Amar – qui assumait pleinement son destin mortel), Marie de Hennezel partage ses débuts de psychologue :

« Lorsque je travaillais comme psychologue dans une unité de soins palliatifs, nous avons reçu une jeune femme atteinte d’une tumeur au cou inopérable. La jeune femme, d’origine asiatique, était dans un grand espoir de guérison et relativement confiante. Je me souviens qu’elle disait souvent qu’elle était dans la main de Dieu. Cette confiance d’ailleurs déroutait l’équipe soignante. Il est difficile d’être en face d’une personne qui garde espoir dans sa guérison lorsqu’on sait parfaitement qu’elle va mourir, parce qu’on a tous les éléments objectifs, parce que notre logique nous dit qu’elle est dans ses derniers moments. Plusieurs semaines ont passé. Son état était stationnaire et les médecins ont même eu l’impression qu’elle allait mieux. Alors ils ont décidé de tenter une nouvelle chirurgie. Elle est donc sortie du service de soins palliatifs pour entrer dans une clinique chirurgicale. Les chirurgiens ont ouvert, puis refermé immédiatement. Ce n’était pas possible d’opérer. La jeune femme a été informée de cette impossibilité, puis on l’a renvoyée vers le service des soins palliatifs. L’infirmière qui l’a accueillie est venue ensuite me raconter la chose suivante.

Alors qu’elle installe la jeune femme dans son lit, celle-ci la regarde droit dans les yeux et lui demande : « Dis-moi, est-ce que je vais mourir ? » L’infirmière se sent alors comme aspirée au fond d’un puits. Elle sent que tout se défait en elle. Elle ne sait pas quoi répondre, ni que faire. Elle reste muette, mais elle reste là. Elle soutient le regard de sa patiente, garde sa main dans la sienne. Tout à coup, des larmes lui montent aux yeux. Elle n’essaie pas de fuir, ni de cacher ses larmes, ni de sortir de cette situation par une pirouette. Elle reste là, vraie. Elle sent qu’il ne s’agit pas tant de « dire la vérité » que d’ « être vrai ». Elle reste donc vraie, c’est-à-dire en contact avec son sentiment du moment, un sentiment d’impuissance pure. Alors la jeune femme lui dit : « J’ai compris… Je te remercie… Maintenant, parlons d’autre chose ! »

Finalement, l’histoire est représentative de bien d’autres situations similaires. Un malade, au bout d’un certain temps, prend conscience qu’il va mourir. Il porte souvent cette conscience dans une grande solitude. Il cherche à la partager avec quelqu’un d’autre. Parfois, la quête de partage prend la forme d’une question, comme nous venons de le voir, question qui ne demande pas de réponse. Elle est là seulement pour jeter un pont. Et la plupart du temps nous nous dérobons. Nous avons peur de la souffrance de l’autre, de nous désintégrer dans cette souffrance. Nous avons peur de nos émotions, de nos larmes, de notre propre vulnérabilité. Mais si, en face de la question qui tente de jeter un pont, il y a quelqu’un pour l’accueillir à partir de sa vulnérabilité, alors le pont est établi et les piliers de chaque côté se renforcent mutuellement.

Le paradoxe de la situation, c’est que montrer à un patient que l’on est démuni, ému, vulnérable, loin de l’affaiblir, lui permet au contraire d’accepter sa condition humaine et la difficulté de son destin. Car en osant rester là, au cœur de son impuissance, il se produit une communion intime. L’effondrement de nos stratégies défensives peut être une grâce, une bénédiction, lorsque nous osons partager nos sentiments avec nos patients. Ne faut-il pas accepter d’être nu devant l’autre, abaisser ses barrières, entrer dans son impuissance et s’en servir comme d’un tremplin qui propulse dans un moment de rencontre authentique ? Alors ce n’est plus une relation entre une personne forte de son soi-disant pouvoir ou de son soi-disant savoir et une personne affaiblie et impuissante. C’est une relation entre deux personnes qui souffrent, chacune à leur manière, de leur condition d’être mortel. »

Oser « ne pas fuir », assumer son effondrement intérieur quand il est là, pour entrer dans la « question intime » de l’autre.

Quand nous aimons la personne qui souffre, cela nous semble plus accessible. Mais alors, comment l’aidant va-t-il s’y prendre pour se « laisser toucher » par une personne acariâtre et râleuse ? Comment ce père, et cette mère, vont-ils oser se rendre consciemment vulnérable à leur enfant menteur ou voleur, ou très agressif, par exemple ?

En mars dernier, sur mon site internet, une personne qui avait choisi comme pseudonyme « Une maman dans la peine », m’écrivait :

« Je suis la maman de Paul (prénom d’emprunt) (24 ans) adopté à l’âge de 1 mois. Ensuite, nous avons eu, mon mari et moi, 3 fils « biologiques » (23 ans, 20 ans, 15 ans). Déménagements, soucis professionnels, la vie n’a pas été simple mais nous étions heureux, malgré tout, avec ces 4 garçons pleins de vie et de malice. Mais à l’adolescence, le caractère rebelle et « mouche du coche » de Paul s’est transformé en révolte, mépris, choix de vie dangereux : pas de travail scolaire, incapacité à suivre une formation, une autre, cinq autres…, drogue, mauvaises relations, problèmes avec la police, gardes à vue, manifestations, dégradation des logements, violence, coups, cris, crises, faux suicides, hospitalisations, haine à notre égard, vols, mensonges… Comment résister à une telle tempête familiale ? Comment préserver un semblant d’équilibre et de bonheur de vivre pour que les autres enfants aient droit malgré tout à une enfance, une adolescence pas trop noires ?… Comment garder son moral, son sourire ? Comment vivre une telle souffrance intérieure à côté de personnes qui ne comprennent pas ? qui n’ont aucune idée des « coups » (dans le cœur) que l’on reçoit ? des « douches écossaises » : espoir, désespoir, amélioration, rechute et on recommence !…Paul a eu un enfant (19 mois aujourd’hui) adorable mais qui n’a pas été, avec sa maman, l’élément de « résilience » que nous espérions tant ! Incapable de travailler de façon suivie, Paul a perdu la confiance et l’amour qui l’avaient recueilli dans ce petit foyer modeste où vivait déjà un premier enfant sans père. Violence, cet été, sur la maman, insultes répétées : mais pourquoi ?… Insultes sur moi, menaces de mort, malgré toute ma tendresse de mère… Mais pourquoi ?… Paul vit dans un hôtel social de la Croix Rouge. Ils parlent de ne pas le garder : il ne fait pas d’efforts, il ne se comporte pas comme il faudrait… Il vient de passer deux semaines à l’hôpital psy (après avoir avalé des calmants « pour faire chier » a-t-il dit…) : quelle douleur d’aller le voir, là-bas ! Je lui ai porté tout ce dont il pouvait avoir besoin et surtout de quoi dessiner et peindre : il a tant de talent ! et il est intelligent mais manipulateur… la confiance est si difficile, après avoir été tant « roulés » par lui… Que va-t-il devenir ? Sa grande phrase est : « Je suis tout seul ! »… mais j’essaie de lui expliquer que, d’une certaine façon, chacun de nous est seul, face à sa vie, ses responsabilités, ses chagrins personnels. Il oublie que c’est son mépris, ses insultes, ses menaces qui ont fait le vide autour de lui, malgré toute la bienveillance qui l’entourait… J’essaie de lui expliquer aussi que je suis souvent là, son père aussi, pour l’aider encore et encore, comme il y a 3 jours quand je l’ai ramené dans sa ville (après une journée passée chez nous) car il ne tenait plus debout, tant il avait pris de calmants (et peut-être d’alcool, de drogue pendant le week-end avec je ne sais qui ?…) : j’ai fait plus de 100 km pour aller le reconduire. Il oublie vite ce que l’on fait pour lui. Il ne veut pas qu’on lui parle de ses erreurs, du « passé ». Il est entouré de mauvaises relations, roi des « embrouilles ». J’ai peur qu’un jour, un règlement de compte tourne mal… ou qu’il se pende dans sa chambre comme il me l’a dit (mais quand on le dit, c’est qu’on ne le fera pas ???). Je voudrais le sauver. J’ai peur de sa violence envers lui et envers les autres. J’ai peur de l’avenir… Il ne veut plus entendre parler de formation, il voudrait trouver du travail mais c’est très difficile sans formation… De plus, ses capacités lui font trouver les boulots de manutention insupportables… Dans ses formations passées (toutes arrêtées en cours de route), les professeurs lui disaient de dormir sur sa table. On le réveillait pour faire le devoir : en quelques minutes, il avait la meilleure note ! Peut-être a-t-il été déformé par « l’argent facile » qu’il a connu ?… abimé par le cannabis ?… fragilisé par la douleur d’abandon remontant à son premier mois de vie, à ses 9 mois « in utero » ?… Il méprise sa mère biologique, les femmes en général et moi qui suis la seconde mère : il me déteste ou il me met à l’épreuve ?… parfois il est gentil : c’est alors tellement déroutant !… et je voudrais tellement que le bon côté l’emporte : il y a forcément un bon côté ! On ne peut pas dire, dans son cas, qu’il ait manqué d’amour : nous l’aimons tous depuis toujours, certains disent que nous l’avons trop gâté, d’autres disaient que mon mari se fâchait trop… C’est vrai que Paul était plus difficile que ses frères donc on le reprenait davantage et, du coup, il a peut-être pensé qu’il était moins aimé ? : parce qu’adopté ???… En réalité, on a fait ce que l’on a pu, au jour le jour, on n’a peut-être pas été des parents parfaits mais on l’a élevé comme les autres, sans différence, parce qu’il était notre fils aîné, tout simplement, adopté si petit…, porté sur mon cœur en « kangourou », si beau, si espiègle… Ses frères l’ont aimé. Ils ont traversé l’adolescence sans heurts malgré les difficultés liées à Paul, ils ont bien travaillé, sont de bons garçons sérieux, matures, pleins de gentillesse et d’humour. Mais maintenant, ils sont « fatigués » de voir le chagrin que Paul me donne… Le voir arriver à l’improviste à la maison n’est pas simple pour eux… Comment pardonner à un frère qui a menacé de mort leur maman ?… Les psys disent que Paul est responsable de son destin, que nous ne devons pas culpabiliser, nous devons prendre du recul… Je voudrais bien mais comment faire ? quand Paul m’appelle sur mon portable, je suis toujours là pour l’écouter, prise entre le désir de l’aider et la prudence… car je sais que je peux être manipulée par lui, qu’il ne m’appelle que pour un service… Tout cela est terriblement difficile et fatigant !… J’ai la foi mais j’ai le cœur, l’âme, bien lourds… Trop de combats et l’obligation de rester debout parce que « les autres », dans la famille, ne veulent pas d’une femme, d’une mère abattue !… Je voudrais le sortir de là, de cette « misère » actuelle, le hisser vers un avenir enfin clair et serein, peut-être le voir partir quelque part où il se restructurerait ?… Mais où ? comment ? (Il refuse Dieu…) Je sais : on ne peut rien pour lui s’il n’adhère pas un minimum… Mais assister au naufrage d’un fils, c’est trop dur ! Alors, je veux m’accrocher à cette part d’Espérance qui brille encore au-dessus de nous !… Merci… »

Je lui réponds :

Vous le savez, votre fils vit au dedans de lui une souffrance insupportable qui le taraude et l’oblige à se renier comme à renier les siens.

Comment ne pas le lui reprocher et oser lui faire ressentir qu’il n’est pas tout seul dans l’extrême solitude qui est la sienne et que vous l’aimez ? Rien d’autre, juste tenter de créer pour lui la certitude que quoi qu’il fasse il est aimé.

La bienveillance et l’amour ne nous entourent que quand nous les ressentons : comment les lui faire ressentir puisque votre partage les crie ?

Oui – bien sûr – vous n’avez à culpabiliser de rien et si – justement – vous ne culpabilisez de rien, vous n’avez plus rien à perdre en lui faisant sentir que « quoi qu’il fasse », vous êtes sa mère qui l’aime.

« C’est au moment ou la nuit est la plus noire que nous sommes au plus près du point de l’aurore », dit le poète Rilke.

C’est la confiance que vous aurez en votre amour pour lui qui peut vous aider, tous les deux. »

Après quelques temps, elle me répond :

« Paul (prénom d’emprunt) vient de nous faire très peur. Pour la 2e fois en 3 semaines, le 15 mars, parce que la mère de son enfant lui redisait son intention de ne pas faire sa vie avec lui, parce que l’hôtel social qui l’héberge depuis des mois, lui signifiait qu’ils ne pourraient pas le garder à cause de ses agissements, Paul a avalé ses boîtes de calmants. Je venais d’arriver en Vendée (pour me reposer 3 jours, en bord de mer) lorsque Paul m’a appelée, sur mon portable, en pleurant. Je ne comprenais pas ce qu’il disait. Puis j’ai compris : il m’a dit que c’était trop tard. Alors, je lui ai dit de ne pas avoir peur, que j’allais m’occuper de lui, que je l’aime… J’ai fait le 18, puis on m’a passé les pompiers de notre département. J’ai indiqué son adresse, demandé que l’on me rappelle. Je tremblais mais je me sentais très forte. Plus tard, ils ont rappelé, m’ont indiqué l’hôpital où on l’envoyait. Plus tard, cet hôpital m’a indiqué qu’on le transférait dans une ville plus importante, intubé pour assistance respiratoire, dans le coma… La nuit suivante fut horrible. La journée qui a suivi bien longue aussi, même si les nouvelles ont été enfin meilleures puis bonnes, puisqu’il a été libéré du tube respiratoire, le lendemain. Transfert le jour suivant dans l’hôpital psychiatrique de notre ville, là où il venait de passer 15 jours… Je suis allée le voir, il était au milieu de personnes toujours aussi impressionnantes à voir, il était en pyjama, en socquettes… Il était étonnamment en bonne forme, à part la gorge abimée par l’intubation. Quelle force il a !… Il m’a suppliée de le sortir de là. Je suis allée lui faire quelques achats, je lui ai pris les mains avec tendresse, je ne voulais pas le voir là, je savais qu’il regrettait son geste, qu’il avait eu peur, qu’il avait eu mal, que c’était encore un « appel au secours »… Le lendemain, il nous a encore suppliés de le laisser partir. Le Psychiatre responsable du service nous a demandé de signer son internement. Cela a été très difficile, déstabilisant, culpabilisant même… Nous avons réfléchi, pris conseil auprès de notre médecin de famille, décidé de ne pas signer. Paul a pu sortir. Il devra suivre un traitement donné une fois par semaine. Il est logé maintenant chez les parents d’un de ses amis, en attendant de trouver du travail et un logement. Peut-être !… : il a commencé à faire des démarches, il m’appelle… Je ne sais pourquoi, je suis à peu près certaine que quelque chose a changé : j’ai compris, effectivement, à travers ces angoisses, ces batailles, ces moments forts, toute la tendresse qui nous unit, en dépit des années si difficiles. Il me semble que je suis plus forte, que je n’ai plus vraiment peur de rien. C’est assez difficile à expliquer… Je pense que Paul ne recommencera pas, je pense que nous avons avancé. Je l’espère, en tout cas… Est-ce que ce serait l’aurore après la nuit noire?… Je vous remercie… »

Je lui ai répondu :

« Il vous a fallu plonger au fond de la nuit noire… votre témoignage est simplement magnifique parce qu’il est celui d’une femme, d’une mère, qui aime plus son fils qu’elle.

A vous lire je sens que vous avez vécu chaque moment de cette nouvelle épreuve comme une occasion, pour vous, de renforcer l’amour que vous portez pour lui et – à force de renforcement, dans l’exacte mesure où vous n’obéissiez plus à ce qui en vous avait encore peur – à parvenir à le lui faire sentir. Oui, cette alchimie est difficile à expliquer mais l’essentiel est que vous la viviez tous les deux.

Comme vous l’énoncez : « J’ai compris, effectivement, à travers ces angoisses, ces batailles, ces moments forts, toute la tendresse qui nous unit, en dépit des années si difficiles. » et là, vous vous sentez plus forte et vous n’avez plus vraiment peur de rien. »

Il existe toujours une alternative à la défiance et à la punition : la confiance, et c’est peut-être au cœur de notre « impuissance » alors qu’aucun espoir ne semble plus nous être permis que nous serons le plus à même de la rencontrer. La confiance illumine le ciel assombri de celui qui n’y croit plus, la confiance, parce qu’elle sidère celui à qui on ne l’a jamais faite, peut créer l’électrochoc du changement radical d’attitude chez lui… comme le dit Marie de Hennezel, « On est toujours l’obligé de celui qui s’abandonne à nous avec confiance. »

© 2010 Renaud PERRONNET Tous droits réservés.


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7 Commentaires
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Juliette

Bonjour, Je parle de moi quand je dis que j’ai tout coupé, lorsqu’a 76 ans, tout est encore pareil, j’ai tout coupé et je suis encore plus malheureuse qu’avant. Je vous ai déjà écrit et vous me connaissez, je fais partie d’une famille dysfonctionnelle, si ce n’est pas moi qui fait la cone, se sont eux, je ne peux plus avoir d’aide du système de santé, car j’ai dénoncé une sommité qui va prendre sa retraite dans 2 mois, il me fait baver, le système est au courant, il ne sera rien pour nuire à ce gentil monsieur. Combien en… Lire la suite »

Marie

Cet article est magnifique, j’ai énormément pleuré quand j’étais petite j’étais comme ça et j’ai continué à être comme ça longtemps j’aimais tout le monde je voyais toujours le bon chez les gens et depuis que je suis petite jusqu’à il y a 5 ans on m’a dit que j’étais une chèvre, naïve pourtant je voyais bien les gens dans leur ensemble mais je les aimais quand même ce qui m’a manqué c’est de m’être des limites pour moi ce n’était pas grave mais quand j’ai vu mon fils se laisser faire et qu’ensuite j’ai eu ma fille j’ai tout… Lire la suite »

martine

C’est un très bel article! Oui! Un magnifique article!
Oh! combien vous l’avez senti Renaud!
Mais Oui! c’est celà être Aidant,
Osez! Osez sentir!
Osez Osez toucher la souffrance de l’autre! sans peur! et sans ridicule!
parce que nous sommes profondément humains!
Merci! Merci pour ce merveilleux article!

Maillard

Très ému par l’article et en particulier par l’extrait cité de l’écrivain Christian Bobin – dans « Ressusciter » que je vais partager immediatement avec ma femme et mon meilleur ami.
Merci.

didier guenardeau

Ecoutez… Je vous lis ce soir, lien adressé par une amie lectrice. Ce soir, dans la nuit, j’ai 55 ans, c’est mon anniversaire. La lecture de votre article m’a ému, ça n’a pas l’air d’avancer et puis en fait vous parlez de bonté et d’empathie. Le sujet est très rare, je m’y suis laissé aller.
Cet article est beau. Merci de l’avoir écrit.
Didier Guenardeau
Au Soleil des Oudaïas, 2010.

maatna

Bonjour à tous.. je suis éducatrice dans une institution specialisée pour enfants inadaptés… votre article fait raisonnance au combiens en moi… je m’explique, il arrive parfois que des famille se laisse aller à decrire leur mal etre leur souffrance face aux difficulté d’accepter l’handicape de leurs enfant… je ne sais jamais reelement me positioné dans le sens ou le discours pro nous dit effectivement de nous proteger en restant que dans l’ecoute enfin si je puis le dire ainsi car je me sens tres tres triste a l’interrieur de n’avoir pu un seul instant accompagner ces familles avec mes vraies… Lire la suite »