Ma fille de 16 ans est une ingrate !

Question posée par Peggy :

Ma fille de 16 ans est une ingrate, elle dit qu’elle ne ressent aucun lien avec nous malgré qu’on soit là pour elle toujours.

Mes pistes de réponse :

Il est des formes de repli sur soi, avec refus de la réalité et de la communication avec autrui qui contraignent des êtres à ne ressentir aucun lien avec leurs proches. Je me dois donc de commencer par préciser que – puisque je ne vous connais pas – je vous réponds en excluant a priori tout trouble schizophrénique ou en particulier autistique chez votre fille de 16 ans.

Votre observation est intéressante parce qu’elle ressemble à un enfermement et qu’il serait dommageable pour vous comme pour votre enfant de vous laisser prendre au piège de cet enfermement.
Mais je m’explique…

En apparence vous énoncez-là un paradoxe : comment votre fille de 16 ans pourrait-elle ne ressentir aucun lien pour vous alors que vous êtes et avez été « toujours là » pour elle ?
Cela ne pourrait donc parler que de son ingratitude : est ingrat celui ou celle qui ne répond pas à ce qu’on est en droit d’attendre de lui, qui ne paye pas de retour, qui ne rend pas. Une personne ingrate est une personne qui ne manifeste pas de reconnaissance, en particulier à son bienfaiteur.
C’est ainsi que lui ayant « tout donné » vous estimez que votre enfant ne répond pas à l’effort investi, qu’il n’apporte pas les satisfactions escomptées…
On sait que beaucoup de personnes traitent volontiers la jeunesse d’inconsciente, de légère, de peu soucieuse des autres et d’ingrate.
On pourrait donc, comme beaucoup de personnes, s’arrêter là avec notre jugement ou tenter d’essayer de comprendre puisqu’il y a toujours une cause à un effet.

Pourquoi votre fille de 16 ans pourrait-elle être amenée à vous dire qu’elle ne « ressent aucun lien avec vous » ?

Pour vous le faire découvrir, permettez-moi de prendre un exemple :
Vous conviendrez que si je vous ai envoyé un cadeau par la poste et qu’après une semaine d’attente, je ne reçois aucun remerciement de votre part, j’aurai vite fait (enfermé dans la certitude de vous avoir bien envoyé un cadeau), de vous juger négativement comme une personne ingrate et incapable de reconnaissance.
Si – de plus – pour vous faire ce cadeau, je me suis saigné aux quatre veines (c’est-à-dire si je vous ai fait un cadeau clairement au-dessus des moyens qui sont les miens), j’aurai encore plus vite fait de vous juger non seulement ingrate mais mal élevée, odieuse et infréquentable.

Et pourtant vous admettrez que j’aie pu vous envoyer un cadeau par la poste et qu’il ait pu ne pas vous être livré…

Il ne suffit pas d’avoir l’intention d’être aimable avec un autre pour l’être vraiment, il ne suffit pas non plus de l’être vraiment pour que l’autre nous ressente comme aimable.

Nous sommes tous différents et vivons les choses, à coup sûr, de manière différente.
Se pourrait-il que votre fille n’ait pas la conscience d’avoir reçu ce que vous pensez lui avoir « toujours » donné ?

Pour moi qui vous lis, le « toujours » est suspect et met en lumière l’émotion d’un parent qui – ne se remettant pas en cause – dit haut et fort la certitude qu’il a d’avoir « toujours » agi pour le bien de son enfant.
Ce qui est bien entendu impossible parce qu’inhumain…

Si vous n’avez pas pu « toujours » agir pour le bien de votre enfant, pouvez-vous vous ouvrir à l’idée selon laquelle vous avez pu vouloir son bien en lui imposant ce qui n’était en vérité que votre conception du bien pour lui ?
Auquel cas vous pourrez facilement convenir que votre enfant n’aurait rien reçu… comme vous diriez n’avoir toujours pas reçu le cadeau que – pourtant – je vous ai bien envoyé !

Dans la relation à nos enfants, ce qui compte, ce n’est pas ce que nous leur avons donné mais ce qu’ils sentent et disent avoir reçu.

Dans Mémoires d’une jeune fille rangée, Éditions Gallimard, 1958, p. 192, Simone de Beauvoir écrit : « Je préférais garder le silence. Seulement mes parents ne s’en accommodaient pas, ils me traitaient d’ingrate. J’avais le cœur beaucoup moins sec que mon père ne le croyait et je me désolais… »

Cette remarque d’une jeune fille n’est-elle pas particulièrement instructive ? Je la commente : intérieurement je me désolais, peut-être même qu’intérieurement je culpabilisais de mon incapacité à entrer en communication avec mes parents. Si je préfère garder le silence, c’est simplement parce que je ne me sens ni écoutée, ni en confiance et que je redoute les interprétations que pourraient donner mes parents de ce que je pourrais leur dire. Je suis prise dans un véritable dilemme : laisser croire à mon père (incapable de comprendre ce qui se cache derrière ma soi-disant ingratitude) que j’ai le cœur sec et me désoler, ou m’ouvrir et courir le risque de souffrir de leur incompréhension.

Un être ne peut s’ouvrir, parler, communiquer, se sentir en lien avec un autre que parce qu’il se sent respecté et compris par cet autre, sinon il reste dans le silence et se ferme. Sinon – comme votre fille – il dira à ses propres parents qu’il ne ressent aucun lien avec eux.

Comment pourrions-nous croire un seul instant qu’un enfant « né de ses parents » pourrait ne ressentir aucun lien avec eux ? Faudrait-il qu’il ait appris à se fermer, à s’insensibiliser pour ne pas courir le risque de trop souffrir dans sa relation à eux ?
Cela peut même devenir tragique mais réel pour un adolescent – enfermé dans ses émotions refoulées – qui dit à ses parents qu’il ne ressent rien pour eux et croit en même temps fermement à ce qu’il dit.
Cela s’appelle la fermeture et l’incommunicabilité, les adolescents, les jeunes adultes et même les adultes s’en accommodent toujours pour la même raison : parce qu’ils ont peur, ils deviennent désespérés, craignent de souffrir, s’enferment et s’isolent.
Dans un contexte thérapeutique j’ai connu une femme qui – quand je l’interrogeais à propos de sa mère – me répétait inlassablement qu’elle s’en foutait, qu’elle avait définitivement fait une croix dessus. Ce déni de sa part a attiré mon attention et nous avons pu mettre à jour ensemble les souffrances profondes qu’elle avait endurées dans sa relation à sa mère.

Dans une relation familiale dans laquelle « ce qu’on pense » ne peut pas être entendu (je ne dis pas compris, juste entendu), les adolescents utilisent des refuges : le silence de Simone de Beauvoir, le déni de ma patiente ou l’indifférence feinte de votre fille, aussi l’utilisation d’accessoires-refuges que sont devenus les portables, et bien d’autres.

Sortir du piège de cet enfermement est une autre question, vous vous doutez que cela demandera au parent beaucoup de détermination donc beaucoup d’amour pour son enfant. Il lui faudra rester ouvert malgré la fermeture de son enfant.
J’aime particulièrement la formule de la psychanalyste Lilly Jattiot qui parle de la puissance de l’amour en ces termes : « Dans les relations de pouvoir, c’est le plus faible des deux qui s’adapte. Dans les relations d’amour, c’est le plus puissant des deux qui s’adapte. »

Cela vous demandera donc d’aimer votre fille (de vous adapter à elle), au point d’accepter le cœur ouvert qu’elle vous dise « ne ressentir aucun lien pour vous » (et cela ne sera possible pour vous que parce que vous garderez constamment dans le cœur la certitude que si elle vous dit qu’elle ne ressent rien pour vous, c’est parce qu’elle souffre.)
C’est cette acceptation complète (qui présuppose que vous ne mettiez pas votre amour propre entre vous et votre fille), qui agira inconsciemment entre vous et votre fille comme un baume pour la relation, et qui permettra – avec le temps – de restaurer la relation pleinement vivante que vous avez eu avec elle il y a très longtemps… au moment de sa naissance.

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Pour aller plus loin, vous pouvez lire l’article : Ne pas se remettre en cause, ainsi que Égocentrisme et vulnérabilité.

Je vous invite aussi à lire ce poème du poète libanais Khalil Gibran, Le Prophète, Éditions Casterman, 1956, p. 19, afin que votre tension soit pour la joie :

Vos enfants ne sont pas vos enfants.
Ils sont les fils et les filles de l’appel de la Vie à elle-même.
Ils viennent à travers vous mais non de vous.
Et bien qu’ils soient avec vous, ils ne vous appartiennent pas.
Vous pouvez leur donner votre amour, mais non point vos pensées,
Car ils ont leurs propres pensées.
Vous pouvez accueillir leurs corps mais pas leurs âmes,
Car leurs âmes habitent la maison de demain, que vous ne pouvez visiter, pas même dans vos rêves.
Vous pouvez vous efforcer d’être comme eux, mais ne tentez pas de les faire comme vous.
Car la vie ne va pas en arrière, ni ne s’attarde avec hier.
Vous êtes les arcs par qui vos enfants, comme des flèches vivantes, sont projetés.
L’Archer voit le but sur le chemin de l’infini, et Il vous tend de Sa puissance pour que Ses flèches puissent voler vite et loin.
Que votre tension par la main de l’Archer soit pour la joie ;
Car de même qu’Il aime la flèche qui vole, Il aime l’arc qui est stable.

© 2020 Renaud PERRONNET Tous droits réservés.


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