Exercice à pratiquer avec soi-même
« L’esprit étroit, c’est notre mode de fonctionnement lorsque nous percevons les autres et le monde à travers le prisme de nos préférences, de nos aversions, de nos préjugés, de nos désirs, de nos opinions. »
Kōdō Sawaki1 , maître zen, 1880 – 1965
« Lorsqu’on demande ton opinion sur quelque chose ou quelqu’un, ne dis que ses qualités. »
G.I. Gurdjieff2
Vous rencontrez un de vos amis :
- Bonjour comment vas-tu ce matin ?
- Je me sens énervé et d’humeur maussade.
- Que t’arrive-t-il, je t’écoute ?
- Hé bien figure-toi que je trouve que c’est n’importe quoi…
- Oui, je t’écoute…
- Je trouve que c’est n’importe quoi que le ciel soit bleu, il serait tellement plus beau s’il était de couleur violette.
(Ici vous pouvez à loisir remplacer l’opinion sur la couleur du ciel telle qu’elle devrait être pour votre ami, par l’opinion qui est la vôtre par rapport aux choses telles qu’elles sont.)
Par exemple, je trouve que :
- Mon fils devrait comprendre qu’il devrait rompre avec sa compagne qui n’est pas quelqu’un de bien pour lui.
- Ma femme devrait comprendre que quand je rentre du travail j’ai besoin d’un moment pour me retrouver moi-même avant de me sentir disponible pour elle.
- Mon compagnon devrait comprendre que j’en ai marre de lui faire à manger tous les jours.
- Le Président devrait comprendre qu’il ne devrait pas s’adresser aux citoyens de la sorte.
- Les gens devraient comprendre que la vaccination est un devoir citoyen.
- Les responsables politiques devraient comprendre qu’il est injuste d’imposer un vaccin insuffisamment testé selon moi.
Bien sûr vous pouvez juger votre ami en vous disant qu’il est devenu fou. Si vous le pensez fou c’est parce que pour vous il ne fait pas l’ombre d’un doute que le ciel ne peut pas être autrement que bleu. En fait vous le pensez fou parce que vous vous dites qu’il s’énerve pour rien, que le ciel est bleu et que c’est ainsi, qu’il n’y a rien d’autre à en dire. Vous estimez qu’il est parfaitement déraisonnable de sa part de se miner par rapport à quelque chose que personne ne peut changer. En fait vous le pensez fou ou malade parce que vous estimez qu’il devrait voir la réalité telle qu’elle est et l’accepter.
Mais si – plutôt que de le juger – vous essayez de comprendre ce que vit votre ami, que constatez-vous ? Qu’il n’est ni en paix ni épanoui, que manifestement il souffre parce qu’il s’est créé un problème. Il souffre du grand écart qu’il a créé entre ce qui est et la manière dont il trouve que les choses devraient être. Il veut autre chose à la place de ce qui est. Il « trouve », juge, refuse que le ciel soit bleu parce que selon sa sensibilité à lui, sa subjectivité, il pense qu’il serait tellement plus beau violet ; sur-implantant ce qui devrait être et qui n’est pas sur ce qui est, il ne peut qu’éprouver une impression de malaise et de déception.
Évidemment il a le droit à son point de vue qu’il paye cher, en créant un conflit entre les choses telles qu’elles sont et la manière dont il les trouve, il se condamne à l’intolérance (le refus de ce qui est) et à la souffrance3. La cause de sa souffrance, trouve simplement son origine dans le fait qu’il refuse « les choses telles qu’elles sont ».
Comme l’exprime cette maxime zen :
« Si tu comprends,
Les choses sont comme elles sont.
Si tu ne comprends pas,
Les choses sont comme elles sont. »
L’autre soir je vais dîner chez ma fille. Elle me fait remarquer qu’elle a retiré un petit meuble qui se trouvait à la gauche de son canapé, ce qui lui a permis de le pousser d’un petit mètre sur la gauche. Elle semble toute contente de cette nouvelle disposition de son salon.
A ce moment je lui dis : « Oui, et en même temps le tableau qui était auparavant placé juste au milieu de ton canapé se trouve maintenant complètement décentré. »
Elle me répond : « Oui, tu as raison, je ne l’avais pas remarqué ! »
Selon mes conceptions, mon sens de l’ordre à moi, il était choquant que le tableau situé au-dessus de son canapé se trouve décentré, mais qu’en était-il pour elle ? Elle venait de me le dire : elle ne l’avait même pas remarqué.
Pourquoi devrait-elle obéir à mon ordre à moi alors même qu’elle ne se sent tout simplement pas concernée par lui ?
Dans un sourire, je me suis immédiatement tu et nous avons parlé d’autre chose.
En réalité notre principal problème est de penser que le monde et les autres tournent autour de nous, autrement dit devraient nous obéir4.
« Oui, mais moi je trouve que tu ferais mieux de… »
Mais pour qui nous prenons-nous ? Pour qui je me prends ? À croire que je suis le seul critère de l’ordre du monde et de l’autre ? Par quel narcissisme monstrueux5 en sommes-nous venus à nous murer dans un « moi je » tentaculaire à l’origine de notre intolérance et de si nombreux conflits aux conséquences le plus souvent tragiques et douloureuses ?
Avec bon sens et simplicité, Swami Prajnanpad constate :
« Chacun fait et fera ce qui lui plaît, vous ne pouvez pas vous attendre à ce que l’autre fasse ce qui vous plaît. Si vous êtes capable de travailler durement huit heures par jour et si vous êtes contrarié parce qu’une autre personne n’est pas capable de le faire, qu’est-ce que cela implique ? Que vous voulez vous voir à la place des autres partout. Chacun est comme il est, et non comme vous voudriez qu’il fût.6 »
Chacun fait ce qui lui plait7, chacun agit selon la perception qu’il a des choses et il ne peut pas en être autrement dans un monde régi par la loi de la différence… S’il y a deux, deux sont nécessairement différents, disent les Upanishad8.
Pourquoi voulons-nous nous voir à la place des autres partout ? Que se passerait-il pour nous si nous prenions conscience que c’est le simple fait de vouloir se voir constamment à la place des autres qui est la principale cause de nos tracas ?
Accepter la différence, c’est se retrouver libre et en paix.
Swami Prajnanpad parle de manière éclairante de la cause originelle de tous nos soucis :
« C’est l’attente qui est la cause de tous les soucis. Vos espoirs et vos désirs sont en vous, alors que les actions des autres et les événements se déroulent dans le monde extérieur. Alors ? L’attente n’est-elle pas inutile ? Les choses peuvent tourner comme vous vous y attendez ou non. Tout dépend des facteurs extérieurs ! Et non de vous ! Alors ? Espérer quoi ? Vous devez accepter ce qui est arrivé, ce qui arrive. Il n’y a pas de place pour l’espoir9. »
Pourquoi devrais-je continuer de vivre en niant la différence entre l’extérieur et l’intérieur ? Par exemple mon enfant ne m’appartient pas (nous parlons de « notre enfant » de manière impropre.) Il est « un autre » avec sa sensibilité, ses goûts et ses caractéristiques propres.
Par quelle erreur égocentrique devrais-je m’attendre à ce que le « monde extérieur » (donc celui de l’autre), coïncide avec mes désirs et mon monde intérieur ? Puis-je découvrir qu’à travers l’attente que l’autre agisse selon mon désir, je ne fais qu’induire mon propre malheur ?
Même si le monde extérieur de l’autre peut parfois coïncider avec mon monde intérieur (mes désirs), n’est-il pas prétentieux de ma part de penser qu’il le devrait toujours sous le prétexte que c’est agréable et avantageux pour moi ? Pourquoi devrais-je m’énerver parce que l’autre ne pense pas comme moi ? Si l’autre est différent, n’est-il pas normal qu’il ait sa propre opinion, différente de la mienne, sur les choses ? Puis-je comprendre que l’autre n’est que très rarement dans la même logique que la mienne ? Pourquoi ne pourrais-je pas être un jour en paix avec l’infinie variété des formes qui fait que dans une prairie dans laquelle poussent des milliards de brins d’herbes, il n’existe pas deux brins d’herbe identiques ? Le monde est ainsi, il n’y a en effet pas de place pour l’espoir que deux brins d’herbe strictement identiques puissent être trouvés, a fortiori deux êtres humains.
Alors que faire ? Comment s’y prendre pour entrevoir et peut-être un jour trouver la paix ?
Puisque chacun est différent dans ce monde et qu’il n’y a pas deux choses semblables, Swami Prajnanpad donne ici le secret du possible bonheur entre époux :
« Le mari et la femme doivent d’abord décider et prendre la ferme résolution de laisser autant que possible l’autre libre de ses goûts et de ses opinions. Chacun doit essayer d’agir en fonction des souhaits de l’autre, c’est à cette condition que leur vie sera heureuse, joyeuse et sereine. S’accrocher de manière véhémente à ses opinions personnelles tout en voulant vivre avec les autres est contradictoire10. »
Cela présuppose que nous constations notre hystérie à vouloir que l’autre se conduise comme nous prétendons en avoir besoin. Que nous mesurions l’espace entre cette hystérie et la réalité des choses telles qu’elles sont, afin de nous permettre d’y revenir pas à pas.
Celui qui aspire à la paix n’a pas d’autre choix que de constater que « l’autre est toujours et nécessairement un autre » en le laissant être ce qu’il est, plutôt qu’en le voulant conforme à ses besoins. C’est en ce sens qu’il nous « faut agir en fonction des souhaits de l’autre », en sachant que – si nous n’y parvenons pas – il nous est toujours possible de renoncer à cet autre.
Être avec un autre c’est nécessairement prendre la pleine mesure de sa différence avec laquelle il va nous falloir compter. C’est devenir habile avec cet autre, habileté qui consiste à tenir compte de lui :
« Prenez la position que les autres attendent de vous, poursuit Swami Prajnanpad. Parce que vous essayez de traiter avec un autre, vous allez considérer son point de vue. Ainsi, vous devez prendre une position selon son point de vue. Et dès que vous prenez cette position, aussitôt vous créez une atmosphère favorable entre lui et vous11. »
Savoir que l’autre est différent nous confère une responsabilité toute particulière. Ne serait-ce que parce que nous avons conscience de quelque chose dont l’autre – le plus souvent – n’a pas conscience.
Cette responsabilité ne nous demande nullement de renoncer à notre point de vue issu de notre intérieur, mais juste de laisser la place et même la priorité à l’autre en le laissant exprimer ce qu’il a besoin d’exprimer. Cette permission accordée à l’autre n’oblige en rien la personne qui est en place et en solidité avec elle-même. Cette place accordée à l’autre dans sa différence ne nous enlève rien à nous, pour autant que nous sommes en paix et unifiés avec nous-même.
C’est ainsi que Swami Prajnanpad en arrive à conclure :
« Dans le fond de votre cœur, vous devez éprouver des sentiments d’amitié envers tout le monde. Ces sentiments d’amitié, vous pourrez les ressentir aussi longtemps que vous n’attendrez rien des autres12. »
Cela signifie que tant que nous ne ressentons pas ce « sentiment d’amitié envers tout le monde », nous sommes dans l’attente que le monde extérieur satisfasse nos besoins. C’est là un manque de maturité qui repose sur l’attente illusoire et infantile que le monde extérieur pourra satisfaire nos besoins. Comment « ce qui n’est pas nous » pourrait-il nous satisfaire ?
Découvrir que nous sommes les seuls à pouvoir satisfaire nos besoins nous permet de grandir et il est juste et équilibré de nous employer à les satisfaire par nous-même plutôt que d’attendre désespérément ce qui ne peut pas venir ou qui ne pourra venir que de manière nécessairement très incomplète.
Renier ses besoins13 sous le très mauvais prétexte que nous pensons qu’ils devraient être satisfaits par les autres ne peut que laisser en nous de profondes traces de ressentiment contre les autres.
Ainsi de même qu’il n’est pas raisonnable de penser que le ciel devrait être violet sous le prétexte que nous aimons la couleur violette, il n’est pas raisonnable de penser que les autres devraient être d’accord avec nous quand ils ne le sont pas.
Pour apprendre à changer cela (donc apprendre à être plus heureux), il faut commencer par changer notre philosophie générale de la vie en devenant moins narcissiques. Pour cela nous pouvons nous poser régulièrement dans notre relation aux autres la question :
« Pour qui je me prends ? »
C’est à ce moment-là, dans la réponse que nous donnerons à cette question-là, grâce à cette lucidité-là, que nous pourrons retrouver notre équilibre en n’attendant plus des autres ce que nous sommes les seuls à pouvoir nous donner à nous-mêmes.
© 2022 Renaud PERRONNET Tous droits réservés.
Illustration :
L’orgueil, par Cécile Veilhan.
Notes :
1. Pour en savoir plus sur la biographie peu commune de ce maître zen, cliquez ici.
2. Pour en savoir plus sur Georges Ivanovitch Gurdjieff, cliquez ici.
3. Lire à ce sujet : Ne pas se remettre en cause (Réflexion sur notre prétention).
4. Pour aller plus loin, lisez : Voir les choses telles qu’elles sont (La leçon des feuilles).
5. Par définition, ce qui est « monstrueux » est ce qui est d’une intensité excessive ou simplement contraire à la raison.
6. Swami Prajnanpad, La Vérité du bonheur, Éditions Accarias l’Originel, 2006, p. 98, 99.
7. Pour aller plus loin, lisez : Égocentrisme et vulnérabilité (Comprendre son propre fonctionnement pour devenir capable d’en sortir).
8. Les Upanishad sont des textes sacrés originaires d’Inde, apportés par des sages, ils disent enseigner la Vérité ultime et les solutions pour y accéder afin de se libérer des souffrances intérieures.
9. Swami Prajnanpad, Les Yeux ouverts, Éditions Accarias l’Originel, 1989, p. 110, 111.
10. Swami Prajnanpad, Les Yeux ouverts, Éditions Accarias l’Originel, 1989, p. 117, 118.
11. Swami Prajnanpad, Le But de la vie, Éditions Accarias l’Originel, 2005, p. 122.
12. Daniel Roumanoff, Swami Prajnanpad, Tome 2, Éditions Accarias l’Originel, 1990, p.163.
13. Pour aller plus loin lisez : La division contre soi-même (Premier obstacle à notre équilibre).
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Il est possible que les idées émises dans ces articles vous apparaissent osées ou déconcertantes. Le travail de connaissance de soi devant passer par votre propre expérience, je ne vous invite pas à croire ces idées parce qu’elles sont écrites, mais à vérifier par vous-même si ce qui est écrit (et que peut-être vous découvrez) est vrai ou non pour vous, afin de vous permettre d’en tirer vos propres conclusions (et peut-être de vous en servir pour mettre en doute certaines de vos anciennes certitudes.)