« L’homme qui croit en l’humanité ne doit pas encourager la division mais l’union, il ne doit pas fortifier les sectaires dans leur sectarisme ni ceux qui se haïssent dans leur haine ; il doit s’efforcer de faire vivre les hommes en bonne intelligence et de favoriser les accords ; et plus l’époque montre de fanatisme, plus il faut qu’il s’obstine dans son impartialité, ne considérant, au milieu de ces désordres et de ces égarements, que ce qui est commun à tous les hommes, en tant qu’avocat incorruptible de la liberté spirituelle et de la justice sur terre. »
Stefan Zweig, Érasme, 1935
La vengeance est une action par laquelle une personne offensée ou lésée inflige par ressentiment un mal en retour à l’offenseur afin de le punir ; elle opère donc sur la base d’une irritabilité du moi.
Toute légitimation de la vengeance mène à la vendetta, c’est-à-dire à la perpétuation infinie de l’injure ou du meurtre et cela de génération en génération.
Nous vivons dans l’impermanence, ce qui signifie que tout change et passe à chaque instant, mais pour celui qui se venge, la blessure narcissique est telle qu’il fixe définitivement le passé à travers son besoin de ressentiment, se condamnant à revivre éternellement sa blessure et bloquant ainsi toute possibilité d’apaiser sa peine.
« Je souffre : quelqu’un doit en être coupable, ainsi pense toute brebis maladive. » écrit Nietzsche, qui poursuit dans La Généalogie de la morale (III, §15) : « Celui qui souffre cherche instinctivement à sa souffrance une cause ; plus précisément, il lui cherche un auteur ; plus exactement encore, un coupable, lui-même susceptible de souffrance – bref, un être vivant quelconque sur lequel il puisse, réellement ou en effigie, et sous n’importe quel prétexte, décharger ses passions. (…) C’est là le narcotique qu’il recherche inconsciemment contre toute espèce de tourment. »
Dans un tel contexte et pour endiguer la perpétuation de l’escalade de la violence, la loi du talion a édicté une règle de droit : « Tu donneras vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, blessure pour blessure, meurtrissure pour meurtrissure. »
Cette règle biblique – loin d’être une incitation à la vengeance – tente d’endiguer l’escalade de la violence en demandant au coupable une « indemnisation appropriée » à travers le principe de proportionnalité. Cette règle qui sous-entend : tu donneras un œil, une dent… et pas davantage, avait donc pour but d’imposer des limites à la violence.
Plus tard, dans le Nouveau Testament, Jésus invite à une approche radicalement opposée à celle de la loi du talion : « Vous avez appris qu’il a été dit : œil pour œil, dent pour dent. Mais moi, je vous dis de ne pas résister au méchant. Si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tends-lui aussi l’autre. » (Matthieu 5:38-39)
La loi du talion est une réponse simple à un comportement criminel pour laquelle seule la punition compte. On pourra alors parler de justice rétributive, exclusivement centrée sur le délit et qui ne tient absolument pas compte des motivations à agir de l’agresseur.
« Ne pas résister au méchant », c’est envisager que si le méchant a agi comme il a agi, c’est qu’il avait une bonne raison (pour lui) d’avoir agi comme il a agi, et c’est en ce sens qu’il n’a pas pu agir autrement que comme il a agi.
« Le ressentiment vient de la responsabilité que l’on attribue à l’autre. » disait Swami Prajnanpad. Ainsi seul celui qui sera capable de voir et d’accepter que le méchant n’a pas pu agir autrement que comme il a agi au moment où il a agi, deviendra capable de se délivrer du ressentiment.
La loi du talion est exclusivement égocentrique, puisqu’elle ne prend en compte que le point de vue de la victime. Le message du Nouveau Testament invite à une vue d’ensemble en observant les faits avec objectivité, il sous-tend qu’il n’y a pas d’effet sans cause et invite à tenter de comprendre la motivation de l’agresseur, à l’intégrer dans l’ensemble de la relation. Ce message préfigure la philosophie sous-jacente à la justice moderne dans laquelle la parole n’est pas donnée exclusivement à la victime mais aux deux parties.
Tant que les mécanismes qui activent le désir de vengeance sont pulsionnels et inconscients, ils restent inaccessibles à une simple décision réfléchie. Par contre, ils nous deviendront accessibles si – les ayant rencontrés – nous parvenons à être d’accord pour accéder à la responsabilisation de nos propres ressentis.
Cela signifie qu’il ne dépendra que de nous d’agir en continuant de porter les violences à l’intérieur de nous, ou de les déposer. Celui qui en prendra conscience permettra à son ressentiment contre son agresseur de diminuer considérablement.
Celui qui admet être co-responsable de la violence qu’il a reçue (ne serait-ce que par le hasard des situations, parce qu’il s’est trouvé au mauvais endroit au mauvais moment), ne ressentira plus le besoin de détruire l’autre puisqu’il ne le vivra plus comme l’unique responsable de sa souffrance.
Nous ne pouvons pas ne pas vivre avec les autres. Grandir, c’est tout mettre en œuvre pour sortir du piège de la subjectivité et de l’égocentrisme. La justice véritable ne peut pas se réduire à la violence. Si nous voulons désamorcer cette violence, nous devons nécessairement prendre en compte notre agresseur en comprenant ses motivations (pourquoi il nous a agressé).
C’est donc parce qu’elle ne s’enferme pas dans la revanche que la justice moderne devient une justice véritable. Elle veut d’abord le bien et l’équilibre de l’ensemble, à travers sa capacité à désamorcer la violence.
La véritable justice cherche à savoir quelles sont les obligations et les responsabilités de chacun. Parce qu’elle cherche d’abord à comprendre ce qui s’est passé, la véritable justice – plutôt que de seulement punir – met l’accent sur la recherche d’une solution qui permettra aux victimes de pouvoir continuer de vivre non pas aux dépens de l’agresseur mais par des moyens de réparation adaptés, qui leur permettront de se sentir réhabilités, pour pouvoir ne plus se soucier personnellement du mal qui leur a été fait.
Aujourd’hui il semblerait qu’à travers l’influence grandissante des réseaux sociaux et la multiplication des points de vue, on fasse de plus en plus grand cas des émotions personnelles et en particulier des cris de haine des victimes, et cela au détriment de la vision de l’ensemble de la situation.
Or plus la justice moderne cédera au besoin de vengeance personnelle, plus elle se rapprochera de la loi du talion, plus elle cédera à la violence de ceux qui – enfermés dans leur ressentiment – ne peuvent qu’oublier la vision d’ensemble seule capable de rendre équitablement la justice.
Il y a 2500 ans, Héraclite écrivait : « Les hommes qui se sont éveillés vivent dans un seul monde, ceux qui dorment encore vivent dans deux mondes. »
Les hommes qui dorment encore sont la proie du désir de vengeance, ils vivent dans deux mondes c’est-à-dire dans l’enfer du chacun pour soi contre l’autre. Les hommes qui sont éveillés voient les choses telles qu’elles sont, ils vivent dans un seul monde et se perçoivent comme co-responsables de la totalité. L’homme ne pouvant pas être leur ennemi, ils renoncent à la haine qui divise et leur justice reste garante de l’équilibre de l’ensemble.
Les hommes font partie du même corps,
Ils sont issus de la même essence.
Si le destin faisait souffrir l’un des membres,
Les autres n’en auront pas de repos.
Toi qui es indifférent aux malheurs des autres,
Tu ne mérites pas d’être nommé un Homme.
Saadi, poète persan (1210 – 1292)
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Illustration :
Poupée vaudou.
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- Apeirogon, toutes les facettes d’un conflit
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