« Nous sommes tous créatures d’un jour. Et celui qui se souvient, et l’objet du souvenir. Tout est éphémère. Et le fait de se souvenir, et ce dont on se souvient. Aie toujours à l’esprit que bientôt tu ne seras plus rien, ni nulle part. »
Marc Aurèle
Beaucoup de thérapeutes se gardent de prendre en compte de manière explicite l’angoisse de mort de leurs patients alors que d’autres sont persuadés que, dans une thérapie approfondie, il est à la fois nécessaire et précieux d’aider les patients à accueillir cette angoisse pour s’y confronter et l’élaborer.
Entrer en thérapie c’est notamment se confronter au mécanisme du refoulement et découvrir qu’il est une peur fondamentale : celle de l’idée que chacun se fait de la mort et de l’inéluctable.
Pour vous faire sentir le mystère et l’implacabilité de l’inéluctable et de la mort, je propose à votre réflexion cette histoire qu’on prête à Farid al-Dîn Attar, poète et mystique soufi de la Perse du XIIIème siècle. Elle vous permettra peut-être de découvrir et de sentir que, par-delà notre refus d’accepter une réalité qui nous dérange, par-delà notre penchant irrésistible à tenter de conjurer par tous les moyens ce qui – pourtant – ne va pas manquer de nous arriver, c’est parfois précisément au moment où nous pensons fuir notre destin que nous nous y confrontons, et au moment où nous pensons agir librement que nous sommes le plus soumis à son implacabilité.
Un matin, le khalife de Bagdad vit accourir son vizir qui se jeta à ses genoux, pâle et tremblant :
– Je t’en supplie, Seigneur, laisse-moi quitter la ville aujourd’hui même !
– Mais pourquoi donc ?
– Ce matin, en traversant la place du marché pour venir au palais, quelqu’un m’a heurté dans la foule. Je me suis retourné et j’ai reconnu la mort… Elle me regardait fixement. Seigneur, elle me cherche…
– Es-tu sûr que c’était la mort ?
– Oui, Seigneur, elle était drapée de noir avec une écharpe rouge. Son regard était effrayant. Crois-moi, Seigneur, elle me cherche, laisse-moi partir à l’instant même, je prendrai mon meilleur cheval, et si je ne m’arrête pas, je peux être ce soir à Samarkand !
Le khalife, qui avait de l’affection pour son vizir, le laissa partir. Ce dernier disparut aussitôt dans un nuage de poussière…
Songeur, le khalife décida de sortir déguisé de son palais, comme il avait l’habitude de le faire.
Il se rendit sur la place du marché et – cherchant la mort des yeux – il la vit et s’avança vers elle :
– J’ai une question à te poser : mon vizir est un homme encore jeune et bien portant. Pourquoi l’as-tu terrorisé ce matin en le fixant d’un regard menaçant ?
La mort parut légèrement surprise et répondit au khalife :
– Ce n’était pas un regard menaçant, simplement quand nous nous sommes bousculés, par hasard, ce matin sur la place du marché, je n’ai pas pu lui cacher mon étonnement – qu’il a dû interpréter comme une menace. Je ne m’attendais pas du tout à le voir ici, à Bagdad, alors que j’ai rendez-vous avec lui ce soir, à Samarkand !
Eh oui, la mort est absolument inéluctable et imprévisible.
Le paradoxe de l’être humain c’est d’oublier cette évidence. D’où son incapacité à vivre pleinement sa vie parce qu’il omet d’y intégrer l’inéluctable (l’idée de la mort et de la disparition) et de s’y préparer. Le but de la thérapie peut être alors de parvenir à réduire peu à peu le déni et l’angoisse de mort du patient à un niveau tel qu’il pourra utiliser la conscience qu’il a de sa fragilité comme un ressort pour ouvrir sa conscience et augmenter sa capacité et son audace à vivre.
Si tant de personnes sont handicapées pour vivre le moment présent, c’est sans doute parce qu’elles se perdent dans des pensées anxieuses à propos d’un avenir qu’elles redoutent.
Or le rappel à devoir vivre le présent (puisque la vie n’existe pour nous tous que quand nous sommes présents à l’ici maintenant) est conditionné par la prise de conscience de notre finitude. C’est le fond sombre de la mort qui s’approche qui fait ressortir – par contraste – la lumineuse incandescence de la vie.
Évitons de vivre comme si nous n’allions jamais mourir car quand la mort est exclue, nous perdons de vue les enjeux de la vie. Montaigne a d’ailleurs écrit : « Si vous n’aviez la mort, vous me maudiriez sans cesse de vous en avoir privé », ce qui revient à dire que la mort est une aubaine pour nous faire apprécier la vie. Le psychiatre Irvin Yalom va dans le même sens quand il écrit « Le déni de la mort, à quelque niveau que ce soit, équivaut au déni de sa propre nature et entraîne une limitation toujours plus forte de notre conscience et de notre expérience. (…) Il nous faut vivre pleinement dans un monde où tout s’efface et dans lequel choisir exclut toujours » …ce qui – convenons-en – va nous demander une certaine habileté !
Les choses ne sont jamais aussi précieuses pour nous que quand nous prenons conscience que nous risquons de les perdre ; il s’agit d’apprendre à apprivoiser l’idée de notre propre mort pour qu’elle sauve la qualité de notre vie plutôt que d’éviter d’y penser parce que cela nous angoisse (et mener une vie étriquée.)
Nous n’avons pas le choix ; si nous voulons mourir en paix, nous avons besoin de cette authenticité, de ce côté « beau joueur » qui nous permettra de prendre le risque de perdre (la vie en l’occurrence) en toute lucidité. Arnaud Desjardins partageait que la formule : « Vous n’avez pas peur de la mort, vous avez peur de la vie » s’était un jour imposée à lui en observant la manière dont beaucoup de ceux qui s’adressaient à lui vivaient, et il rajoutait : « La peur de la mort est d’autant plus grande qu’on n’a pas osé vivre. »
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Avertissement aux lectrices et aux lecteurs :
Ma formation première est celle d’un philosophe. Il est possible que les idées émises dans ces articles vous apparaissent osées ou déconcertantes. Le travail de connaissance de soi devant passer par votre propre expérience, je ne vous invite pas à croire ces idées parce qu’elles sont écrites, mais à vérifier par vous-même si ce qui est écrit (et que peut-être vous découvrez) est vrai ou non pour vous, afin de vous permettre d’en tirer vos propres conclusions (et peut-être de vous en servir pour mettre en doute certaines de vos anciennes certitudes.)