Vous connaissez peut-être la célèbre formule de Martin Luther King qui, le 31 mars 1968 à Washington, cinq jours avant son assassinat, s’exclamait : « Il nous faut apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons périr ensemble comme des imbéciles. »
Cette courte histoire issue de la tradition hassidique pour vous le faire sentir de plus près :
Un rabbin discutait avec le Seigneur du Paradis et de l’Enfer. « Je vais vous montrer l’enfer », dit le Seigneur. Il entraîna le rabbin dans une pièce où se trouvait une grande table ronde. Autour, des gens affamés et désespérés. Au milieu de la table trônait un énorme plat en sauce qui sentait si délicieusement bon que le rabbin en saliva. Chaque personne tenait une cuiller à très long manche. Si les longues cuillers atteignaient le plat, leurs manches étaient plus longs que les bras des convives, ce qui les empêchait d’amener la nourriture à leurs lèvres. Personne ne pouvait manger. Le rabbin vit bien que ces gens souffraient terriblement.
« Maintenant, je vais vous montrer le Paradis », dit le Seigneur.
Ils entrèrent dans une autre pièce, exactement semblable à la première : même table ronde, même plat de victuailles. Comme précédemment, les convives étaient munis de cuillers à trop long manche, mais là, tout le monde était bien nourri, grassouillet, joyeux et bavard. Le rabbin ne comprenait pas : « C’est très simple, mais ça demande quelques qualités, expliqua le Seigneur. Dans cette pièce, vous voyez, ils ont appris à se nourrir les uns les autres. » *
Ces gens affamés et désespérés sont à notre image.
Sans doute sont-ils persuadés que l’enfer est leur condition naturelle, qu’ils sont sur terre pour souffrir et qu’ils ne peuvent que se lamenter de leur condition de pauvres victimes. Ils vivent – comme la plupart d’entre nous – la tragédie de leur condition : ils ont faim, se sentent seuls, isolés, impuissants et certainement incompris, alors que – paradoxalement – ils sont (symboliquement) devant une table remplie de plats succulents et en relation potentielle avec tous les autres qui – comme eux – souffrent.
Nous sommes le plus souvent incapables d’atteindre le bonheur car nous sommes enfermés en nous-mêmes, inconscients de la promesse que représente la relation aux autres. Nous nous sentons séparés et nous nous isolons dans notre petit ego capitonné.
Nous n’avons pas la conscience d’être reliés, la conscience de notre solidarité, de notre fraternité. La conscience que les autres ne sont pas des étrangers pour nous puisqu’ils sont à notre image, que comme nous ils sont « humains » c’est-à-dire qu’ils se trompent parfois parce qu’ils cherchent simplement à vivre sans trop souffrir.
Que se passerait-il si – ensemble – nous prenions conscience de notre « bien commun » ?
C’est quelquefois par la vision lucide de « l’horreur de la situation » (comme disait Gurdjieff) d’une existence basée sur la séparation, le jugement, le rejet de l’autre et la prise de conscience de notre commune condition d’êtres humains en souffrance qui nous rendront (peut-être) sensibles aux liens qui nous unissent et nous permettront de « vivre ensemble comme des frères ».
Il nous faut sortir de nos cavernes et réaliser que nous sommes tous faits de la même chair meurtrie – qui souffre d’autant plus qu’elle se referme sur elle-même.
Par chance, pour réaliser cela – qui va nous sauver – nous avons tous un instrument à notre disposition : notre sensibilité, c’est-à-dire notre capacité à nous laisser émouvoir et à devenir au quotidien de plus en plus vulnérables aux malheurs des autres.
De même qu’il ne viendrait à l’idée de personne de se couper la langue parce qu’il a eu une parole malheureuse, de même – si nous réfléchissons plutôt que de nous laisser persuader par nos émotions – il ne devrait plus nous venir à l’idée de partir en guerre contre l’autre sous le prétexte qu’il n’a pas été comme nous aurions souhaité qu’il soit.
Nous sommes tous à égalité devant la souffrance et la perte et c’est sur la base de la conscience de cette égalité que peut se déployer en nous le besoin de l’entraide et de la solidarité.
S’il est vrai que notre futur dépend des autres, l’avenir de l’humanité dépend de notre capacité à nous unir à nos frères humains, comme l’exprime le Dalaï-Lama : « Tout existe en termes de relation, d’interdépendance. On ne peut rien trouver qui existe en soi et par soi. Il est donc impossible de concevoir son propre intérêt indépendamment de celui d’autrui. »
C’est sur la base de cette prise de conscience et à partir de sa mise en pratique que nous pourrons enfin développer des qualités qui nous permettront de devenir « bien nourris, grassouillets, joyeux et bavards. »
* Histoire racontée par Irvin Yalom dans La Malédiction du chat hongrois, Editions Galaade, p. 40.
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