Merci Kévin de me donner l’occasion de tenter d’éclaircir un point qui me semble être à l’origine de nombreux errements donc de souffrances supplémentaires pour les personnes qui n’ont pas reçu l’amour parental dont elles avaient besoin.
A la suite d’un article paru sur mon site, vous avez écrit :
« Merci beaucoup, pour l’espoir, j’espère un jour pouvoir pardonner aussi à mon père… Mon père a pratiqué des attouchements sexuels sur ma soeur, mon frère et moi, il était très violent et me rabaissait par une torture morale qui pour moi faisait plus mal que les coups. Je suis encore dans une phase où le pardon reste bien flou, pour moi cet homme représente le mal absolu, mais je sais maintenant que la clef de la réussite de ma vie se trouve là, si je m’abaisse à la violence en me vengeant alors je deviendrai inévitablement comme lui, c’est un combat très difficile que je commence là, j’espère en sortir vainqueur… »
Ma réponse :
Je suis parfaitement d’accord avec vous, certains parcours donnent de l’espoir à toute personne qui a été maltraitée dans son enfance. L’espoir qu’il est possible de retrouver le goût de vivre et la paix quand on a été torturé par les siens, et cela est infiniment précieux.
Cependant cet espoir donné risque paradoxalement d’occulter le chemin à suivre pour parvenir à l’apaisement. Sur ce chemin, il est une croyance-piège particulièrement présente dans notre culture judéo-chrétienne : celle de croire qu’il faut « pardonner » ou oublier et que tout rentrera « dans l’ordre ».
Comme vous le dites si bien « Je suis encore dans une phase où le pardon reste bien flou », n’est-ce pas la manière pudique qui est la vôtre de dire que vous vous en sentez bien incapable ? Peut-être même que vous vous torturez secrètement en vous disant que vous devriez être capable de ce dont vous vous sentez incapable… c’est là que se trouve le piège de la division contre vous-même : celui de votre culpabilité alors que vous êtes innocent.
Comprenez que si vous deviez penser (même secrètement parce que cela vous donne un certain espoir lié à vos croyances) qu’il vous faudrait pardonner alors que tout en vous est blessé donc incapable de pardon, cela ne ferait que rajouter une souffrance supplémentaire à votre traumatisme donc vous obligerait à « tourner en rond » avec lui.
Je suis pleinement d’accord avec vous, votre père a été pour vous le « mal absolu ». Et les réactions « normales » au mal absolu sont la colère et le ressentiment. Commençons par le commencement : reconnaissez-vous votre droit légitime à la colère et au ressentiment ?
Pourquoi vouloir pardonner ? La paix enfin retrouvée, créé par l’apaisement du ressentiment, ne sera possible que pour celui qui aura osé se confronter au traumatisme qui lui a été infligé et qui – inévitablement – suscitera de la colère en lui, émotion qu’il devra traverser et non pas refouler.
L’apaisement n’est rendu possible à un être que par l’intermédiaire de la rencontre de personnes qui ont été pour lui les témoins objectifs et lucides de la réalité de son drame.
La « résilience » n’est rendue possible qu’à travers la reconnaissance de personnes témoins des atrocités, des injustices subies. Comme le dit Alice Miller : « Pour qu’un enfant maltraité ne devienne ni criminel, ni malade mental, il faut qu’il rencontre au moins une fois dans sa vie quelqu’un qui sache pertinemment que ce n’est pas lui, mais son entourage qui est malade. »
N’est-ce pas de cette rencontre (et non pas du pardon) dont vous avez besoin ? N’avez-vous pas besoin que des personnes viennent vous dire ce que d’autres, ne vous ont pas dit, c’est-à-dire que vous êtes totalement innocent des actes commis par votre propre père ? Et si vous osez découvrir que vous l’êtes, cela ne vous prouve-t-il pas que c’est bien votre père qui a été le criminel ? Vouloir le pardonner c’est courir le risque de dénier la maltraitance qui a été la vôtre et que vous avez dû subir dans l’innocence de votre enfance.
En reconnaissant ses torts, le parent donne une espérance à son enfant. En ne le faisant pas, le parent condamne son enfant à se culpabiliser, c’est-à-dire à retourner contre lui ce qu’il n’ose pas voir chez le parent dont il est dépendant.
J’estime que personne n’a à pardonner à personne car personne n’est responsable du comportement de l’autre (et encore moins de celui de son parent.) Plutôt que le pardon, je vous propose l’amour de vous-même qui deviendra peu à peu possible parce que vous vous ouvrirez à vous-même avec authenticité et tendresse – (et vous ne parviendrez jamais à la tendresse avec vous-même si vous culpabilisez) – en osant reconnaître, en pleine lumière, ce que vous avez vécu. Pardonner au parent qui vous a fait du mal, c’est donc commencer par rompre un lien de dépendance maltraitante entre soi-même et son bourreau. Demandez-vous donc pourquoi vous devriez avoir besoin du pardon ? Est-ce à vous d’avoir un problème avec la vérité de votre vécu ?
C’est la haine refoulée qui rend malade et crée le besoin de vengeance, s’ouvrir à la haine refoulée que l’on ressent vis-à-vis de ses « parents intériorisés » est le seul moyen de s’en débarrasser en l’épuisant, car c’est oser voir ce que l’on a enduré et que l’on vit, c’est aussi oser voir ce que nos parents ont été pour nous-mêmes et c’est cette vision seule qui permet la paix.
Dans un tel contexte, Alice Miller rappelle que « les femmes et les hommes qui, dans leurs jeunes années, ont eu la chance de connaître l’amour et la compréhension n’auront aucun problème avec leur vérité ». Les enfants qui mentent ne sont que des enfants qui ont peur parce qu’ils ne se sentent pas aimés tels qu’ils sont. Les adultes qui se mentent à eux-mêmes en se croyant coupables de ce que leurs parents leur ont infligé ne sont que des enfants perdus qui n’ont pas encore osé regarder leurs parents en face.
Pour poursuivre votre réflexion je vous invite à lire ci-dessous le témoignage personnel d’Alice Miller extrait de son dernier livre, Notre corps ne ment jamais, Editions Flammarion, 2004, p. 100 à 103 :
« Je ne dois aucune reconnaissance à mes parents pour m’avoir donné la vie, car je n’étais pas désirée. Leur union avait été le choix de leurs propres parents. Je fus conçue sans amour par deux enfants sages qui devaient obéissance à leurs parents et souhaitaient engendrer un garçon, afin de donner un petit-fils aux grands-pères. Il leur naquit une fille, qui essaya, pendant des décennies, de mettre en oeuvre toutes ses facultés pour les rendre heureux, entreprise en réalité sans espoir. Mais cette enfant voulait survivre, et je n’eus d’autre choix que de multiplier les efforts. J’avais, dès le départ, reçu implicitement la mission d’apporter à mes parents la considération, les attentions et l’amour que leurs propres parents leur avaient refusés. Mais pour persister dans cette tentative, je dus renoncer à ma vérité, à mes véritables sentiments. J’avais beau m’évertuer à accomplir cette mission impossible,je fus longtemps rongée par de profonds sentiments de culpabilité. Par ailleurs, j’avais aussi une dette envers moi-même : ma propre vérité – en fait, j’ai commencé à m’en rendre compte en écrivant Le Drame de l’enfant doué, où tant de lecteurs se sont reconnus. Néanmoins, même devenue adulte, j’ai continué des décennies durant à essayer de remplir auprès de mes compagnons,mes amis ou mes enfants la tâche que m’avaient fixée mes parents. Le sentiment de culpabilité m’étouffait presque quand je tentais de me dérober à l’exigence de devoir aider les autres et les sauver de leur désarroi. Je n’y ai réussi que très tard dans ma vie.
Rompre avec la gratitude et le sentiment de culpabilité constitua pour moi, un pas très important vers la libération de ma dépendance à l’égard des parents intériorisés. Mais il en restait d’autres à franchir : celui, surtout, de l’abandon des attentes, du renoncement à l’espoir de connaître un jour ces échanges affectifs sincères, l’authentique communication, dont j’avais tellement manqué auprès de mes parents. Je les ai finalement connus auprès d’autres personnes, mais seulement après avoir déchiffré l’entière vérité sur mon enfance, avoir saisi qu’il m’était impossible de communiquer avec mes parents et mesuré combien j’en avais souffert. C’est alors seulement que j’ai trouvé des êtres capables de me comprendre et auprès desquels il m’était permis de m’exprimer librement et à coeur ouvert. Mes parents sont morts depuis longtemps, mais j’imagine aisément que le chemin est sensiblement plus difficile pour des gens dont les parents sont encore de ce monde. Les attentes datant de l’enfance peuvent être si fortes que l’on renonce à tout ce qui nous ferait du bien pour être enfin tel que le souhaitent les parents, car on ne veut surtout pas perdre l’illusion de l’amour.
(…) On ne s’y prendra jamais de la bonne manière si l’on se règle sur les désirs des autres. L’on ne peut être que ce que l’on est, et l’on ne peut obliger nos parents à nous aimer. Il existe des parents qui ne peuvent aimer que le masque de leurs enfants, et sitôt que ce masque tombe, ils disent souvent, comme je l’ai mentionné plus haut : « Je voudrais seulement que tu restes comme avant. »
© 2007 Renaud PERRONNET Tous droits réservés.
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Avertissement aux lectrices et aux lecteurs :
Ma formation première est celle d’un philosophe. Il est possible que les idées émises dans ces articles vous apparaissent osées ou déconcertantes. Le travail de connaissance de soi devant passer par votre propre expérience, je ne vous invite pas à croire ces idées parce qu’elles sont écrites, mais à vérifier par vous-même si ce qui est écrit (et que peut-être vous découvrez) est vrai ou non pour vous, afin de vous permettre d’en tirer vos propres conclusions (et peut-être de vous en servir pour mettre en doute certaines de vos anciennes certitudes.)