Une femme de cœur

« Le feu de la haine ne s’éteint que par l’amour et, si le feu de la haine ne s’éteint pas, c’est que l’amour n’est pas encore assez fort. »

Dalaï-Lama

Le prêtre Olivier Maire, décrit par la presse comme un homme « discret, de proximité et d’une grande bonté » a été assassiné, dans la nuit du 8 au 9 août dernier, à Saint-Laurent-sur-Sèvre, un village de 3 600 habitants.

L’auteur présumé du meurtre, Emmanuel Abayisenga, (déjà suspecté de l’incendie de la cathédrale de Nantes en juillet 2020), un Rwandais de 40 ans, arrivé en France en 2011, s’est présenté de lui-même aux gendarmes le 9 août au matin. Il était sorti le 29 juillet d’une hospitalisation de plus d’un mois, en psychiatrie.

La disparition violente du Père Olivier a provoqué de vives réactions, dont celles de personnes qui en ont profité pour stigmatiser l’accueil en France des migrants, comme si l’acte insensé d’un homme malade mental devait justifier notre fermeture de cœur. Comme si la bonté de cœur d’un être humain devait être évaluée à l’aune de la manière dont la reçoit celle ou celui à qui cette bonté est donnée.

Parmi ces réactions, il en est une – exceptionnelle – que je souhaite partager avec mes lecteurs, c’est celle écrite spontanément le 10 août, par Cécile Murray, elle-même fille de fils d’immigrés d’Algérie et professeur de français pour les étrangers. Elle connaissait particulièrement bien Emmanuel Abayisenga puisqu’elle était devenue amie avec lui, qu’elle le recevait et qu’il jouait même avec ses enfants.

Dans ce texte, réagissant fermement à toute récupération politique donc partisane de l’affaire, elle restitue avec sang-froid, dignité, compréhension et amour, le vrai sens de ce drame.

RP

Témoignage que je viens de rédiger. Je ne peux plus me taire.

Cécile Murray, le mardi 10 août 2021.

Partagez si le cœur vous en dit.

Je suis choquée d’apprendre le meurtre d’un homme, qui était prêtre et qui tendait la main aux personnes dans le besoin. Je veux lui dire merci.

Je suis bouleversée pour cet homme qui a tendu la main à Emmanuel.

Et je suis bouleversée parce que Emmanuel, le suspect, était mon élève et mon ami depuis 2013.

Et pour cette raison, je ressens vraiment le besoin en lisant tout ce qu’il se dit sur les réseaux de donner mon témoignage, qui j’espère clarifiera et aidera à mieux comprendre cette tragique situation.

Peut-être pourra il aider à ne pas juger trop vite.

Je ne crois pas, comme beaucoup le déclarent, qu’il s’agisse d’un incident terroriste ou radical.

Madame Le Pen, non, ne faites pas l’erreur de vous emparer trop vite de cette histoire tragique. Car cette histoire nous ramène bien avant l’incendie, bien avant ce meurtre terrible.

J’avais 24 ans lorsque j’ai connu Emmanuel. Aujourd’hui j’en ai 32. Emmanuel a mangé à notre table, nous avons été au musée ensemble, plusieurs fois je l’ai conduit ici ou là en voiture, seule, parce qu’Emmanuel était un homme bon et doux, profondément respectueux, avec lequel on se sentait en sécurité. Il a offert à la naissance de mon premier fils une peluche que nous avons toujours. Il a joué avec mes enfants.

Il a été hébergé par des membres de ma famille plusieurs mois, lorsqu’il n’avait nulle part où aller. Il était discret, gentil, était aimé de tous. Bref, vous l’avez compris, je connais bien cet homme.

Il avait la confiance de beaucoup de personnes, avant l’incendie à la cathédrale. Il était bénévole, tous le décrivaient comme calme, paisible, plutôt timide et discret. Il bégayait un peu. De tous les réfugiés que je connais (et on emploie le terme “réfugié” à tort parce que justement, il ne l’était pas), il était celui que j’aurais placé en dernier sur la liste de ceux qui pourraient un jour faire du mal à autrui.

Je précise, avec regret mais je m’y sens forcée, vu les commentaires lus aujourd’hui, qu’il n’était pas musulman. Il était chrétien, catholique.

Et il s’est beaucoup investi bénévolement au service de l’Église Catholique.

En 2013 j’ai lu en long et en large les documents qu’il a reçus où sa demande d’asile était refusée. Nous étions assis dans ma salle à manger, je lisais en silence le courrier de l’OFPRA (office français de protection des réfugiés et apatrides), essayant de rester calme. Emmanuel pleurait, impuissant. Dans ce dossier, il y avait la transcription de son interview à l’OFPRA, et donc de son histoire. J’ai tout lu en ravalant mes larmes et j’ai attendu qu’il reparte de chez moi pour m’effondrer. C’était la première fois que je lisais les détails de son histoire. Je me demandais comment il pouvait tenir si calmement, sans suivi psychiatrique après ces horreurs. Il me faudrait, si je traversais ça, un suivi psychiatrique de plusieurs années pour m’en remettre !

Non seulement il avait besoin d’un suivi psy, comme de nombreux demandeurs d’asile d’ailleurs, qui vivent hantés par leurs souvenirs et les traumas… mais en plus, puisque le refus de l’OFPRA doit toujours être argumenté, on lui disait que son histoire n’était pas la vérité. On remettait en question la véracité des documents qu’il avait fournis, par exemple. Tant de personnes vivent ça. Ça serait tellement plus sain pour ceux qui racontent la vérité d’entendre qu’on ne peut pas accueillir davantage de personnes en France. S’entendre dire qu’on ment n’est pas facile pour tout le monde. J’ai vu ce jour-là commencer pour cet homme qui avait déjà vécu la torture (au premier degré) une torture psychologique. L’angoisse, la peur, le sentiment d’injustice. Ce dossier est confidentiel et j’espère qu’un jour il sera relu, afin qu’on puisse réaliser non seulement l’horreur que cet homme a traversé, mais aussi la brutalité et l’indifférence avec laquelle on répond à une personne sur un sujet si délicat que l’histoire de sa vie, surtout parsemée de tels traumas.

Vous vous direz peut-être : s’ils ont jugé que son histoire n’est pas recevable, ils sont experts, nous devons faire confiance.

C’est là que les choses se compliquent : ces 9 dernières années au contact de demandeurs d’asile m’ont appris que, bien au-delà de l’histoire de la personne, il y a des enjeux politiques et des accords entre les pays, voire même l’implication de notre pays dans certains conflits qui font que certains demandeurs d’asile ayant vraiment vécu atrocités et danger de mort ne sont pas reconnus réfugiés en France. Pour le Rwanda, la France considère que le génocide est terminé. Elle ne reconnaît pas les représailles qui ont pu avoir lieu après le génocide. Or un génocide et la haine ne se terminent pas du jour au lendemain. Ça se saurait. Je me retiens de parler du Tchad et de la position de la France, et tellement d’autres exemples qui peuvent nous faire tellement honte, nous citoyens français.

Personnellement, je n’ai jamais réussi à m’imaginer dans la peau d’Emmanuel.

Il a fui la violence, pour finalement vivre un autre cauchemar de plusieurs années, sans toit, sans futur, sans être cru. Une fragilité psychologique s’est progressivement installée, une impuissance terrible.

Il a essayé de croire, essayé de positiver. Plusieurs fois, nous avons prié. Il était croyant, catholique. Il essayait de placer sa confiance en Dieu. Il passait du temps d’ailleurs à l’église. Il a même été rencontrer le Pape et était très fier d’une photo de lui qui lui serrait la main. L’Église, c’était sa bouffée d’oxygène.

Mais récépissés, OQTF se sont enchaînés. Les montagnes russes. Le désespoir revenait souvent. On ne peut pas savoir ce que c’est. Pendant 8 ans, errer sans toit, dépendre de la bienveillance de certains qui t’accueillent. Tu ne peux pas travailler. Tu n’es pas « Réfugié ». Tu ne peux pas retourner au pays, parce même si la France ne veut pas te croire pour ses raisons à elle qui dépassent de loin l’échelle des individus concernés, toi tu as connu la torture et l’horreur. Mais on te dit que tu mens. Malgré ce que le docteur qui a inspecté ton corps a écrit. Malgré les preuves que tu fournis. Aucune issue.

Il y a eu un tournant, dans la santé mentale d’Emmanuel. C’était en hiver 2019 (?) il me semble. Ça faisait déjà longtemps qu’on ne s’était pas revus. Emmanuel est venu chez nous, balafré à la joue, ses lunettes cassées, dans un état de panique, il était confus, il pleurait, il n’arrivait pas à s’exprimer. Le regard dans le vide, il répétait qu’il ne comprenait pas pourquoi il avait été attaqué. Quelques jours plus tôt, sur le parvis de la cathédrale, il avait été attaqué. Je lui ai mis de la crème sur la joue, je lui ai donné le tube. Je devais partir faire je ne sais quoi avec mes enfants, je n’ai pas pris le temps qu’il fallait. Je n’ai pas mesuré ce qu’il se passait. Je crois que ce jour-là, il a vécu un trauma de plus, un trauma de trop. Peut-être qu’à cette attaque, des traumas sont remontés…

Il y a quelques mois, je parlais avec un jeune qui était dans ma classe de français, avec Emmanuel. B. avait 16 ans quand il est arrivé. Lui aussi avait eu un OQTF (obligation de quitter le territoire français) et lui aussi je l’avais vu pleurer, dans notre salon. Sa maman lui manquait. Il n’était qu’un ado, après tout ! Il ne savait pas où il allait. Mais parce qu’il était mineur, il a bénéficié de la protection de l’enfance et après une année de galère et de détresse, il a reçu ses papiers. Aujourd’hui il a fait des études, il travaille et il conduit. Alors que je lui donnais la terrible nouvelle de l’incendie de la cathédrale, voici ce qu’il a dit : « Si les problèmes avaient duré 8 ans pour moi, moi aussi je serais devenu fou, c’est invivable, intenable. Je suis désolé pour Emmanuel. »

Comprenons-nous ?

Déjà l’année dernière à l’incendie de la cathédrale, de nombreuses personnes ont crié à l’attaque terroriste. Cette cathédrale, Emmanuel l’aimait beaucoup. C’était son lieu de travail et son lieu de recueillement. En quelque sorte, c’était chez lui. Il ne s’agit pas d’un homme qui est entré dans une cathédrale pour y mettre le feu ! Il s’agit d’un homme qui n’en pouvait plus et qui a foutu le feu à l’endroit qu’il connaissait peut-être le mieux. Nous qui connaissons Emmanuel, savons que c’était bien plus profond. Il aimait vraiment servir à l’église, ça lui permettait de penser à autre chose. Il aimait vraiment l’église. Sauf que même l’Église n’avait pu l’aider à hauteur du besoin. Le soutenir comme il l’aurait fallu. Parce qu’un homme à qui on refuse de vivre comme un homme, à un moment, ne peut plus tenir. Malgré le vrai soutien qu’il a reçu de la part de plusieurs personnes et de l’Église.

Je voudrais dire à Madame Le Pen que oui, oui, il fallait accueillir cet homme menacé de mort au Rwanda. Oui il fallait l’accueillir. Mais ce n’est pas ce que nous avons fait. Il n’a pas été accueilli par la France, on lui a refusé l’asile suite à une interview, on lui a dit qu’il mentait, et pour des raisons qui dépassent son histoire et qui concernent la France et ses accords politiques, et cela malgré son intégration, son bénévolat, ses grands efforts, sa claire envie de s’en sortir, toutes les attestations que nous autres avons fournies, sa motivation à travailler, on l’a laissé survivre seul, sans ressources, sans toit, sans futur et sans perspective d’avenir. On l’a laissé la nuit revivre l’horreur de son passé dans ses cauchemars et le jour, faire face au cauchemar que vit l’homme débouté du droit d’asile. L’homme qui ne peut vivre comme un homme. On l’a laissé dans une détresse psychologique telle qu’un homme pourtant si doux, et encore une fois je ne suis pas la seule à le dire, se retrouve aujourd’hui tellement perturbé psychologiquement qu’il a tué celui qui lui tendait la main. Sans parler de la prison depuis l’acte terrible d’incendier la Cathédrale. L’Unité psychiatrique de la prison. Il ne mangeait plus pendant un temps. Il ne parlait plus. L’avez-vous visité ? Avez-vous cherché ce qui a pu le pousser à déclencher un incendie dans la cathédrale ?

On a fait vivre un cauchemar à ce pauvre homme, pendant de nombreuses années. Aujourd’hui, je pense qu’Emmanuel souffre de troubles psychiatriques graves qui ont fait de lui, hier, lundi 9 août 2021, un criminel. Il a tué cet homme qui lui tendait la main. C’est un acte d’une gravité énorme, et un acte incompréhensible qui, pour moi et à la lumière de ce que je sais de cette histoire, ne s’explique que par le trouble psychiatrique. Un trouble psychiatrique qui doit être reconnu. Un trouble psychiatrique installé par des années d’angoisse, dû à l’indifférence et la survie que vivent les déboutés du droit d’asile.

Et ce sont des citoyens, des religieux, des missionnaires, qui dans l’ombre prennent soin de ces gens qui sont là sans être là. Peu d’associations le font puisqu’il n’y a pas de financement pour ce public-là. Qui sont les fantômes de notre République des Droits de l’Homme. Qui bossent au black dans notre pays.

Aujourd’hui je peux dire que mon ami Emmanuel est devenu un meurtrier, lui qui avait fui son pays et tout risqué pour ne pas l’être. Il est devenu un meurtrier.

Mais jamais je n’oublierai qu’avant hier, lundi, il était d’abord une victime, une victime du Rwanda, et une victime d’une France qui ne lui a pas tendu la main alors qu’il avait besoin de secours, pendant de longues années.

Madame Le Pen se permet de s’emparer du sujet en le reliant à un acte terroriste, disant que cet homme n’aurait jamais dû venir en France. Elle se saisit d’une histoire qu’elle ne connaît pas comme d’un argument pour faire pencher la balance en sa faveur.

Cet homme comme tant d’autres est venu trouver refuge en France parce que nous sommes le pays des Droits de L’Homme. Mais nous ne lui avons pas donné refuge. Nous l’avons laissé dans la misère et sa souffrance a pris le dessus. Hier il a commis le pire.

Aucun de nous ne peut savoir s’il aurait supporté les souffrances d’Emmanuel. Celles du Rwanda, et celles de ces 9 dernières années en France. Moi, je ne pense pas que j’aurais pu les supporter. Déjà les lire dans un dossier c’était trop. Alors les vivre, non.

Au prêtre décédé hier, tué par l’ami qu’il hébergeait, avec l’espoir de le voir aller mieux : merci du fond de mon cœur il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. Vous avez tendu la main que la France n’a pas tendue à cet homme.

A tous, que celui qui a déjà vécu une vie comme celle d’Emmanuel lui jette la première pierre.

Moi, fille de fils d’immigré d’Algérie, j’ai eu la chance d’apprendre à écrire. Aujourd’hui je tenais à ce que ma plume témoigne de l’histoire d’un exilé, qui n’a lui pas eu la même chance que ma famille en France. Un exilé qui a été ignoré lorsqu’il tenait bon, et qui aujourd’hui est connu parce qu’il est tombé.

Voilà, merci de m’avoir lue.

Cécile Issaad Murray

cecile.asolidaire@gmail.com

Ma tante, Odile Brousse, qui a hébergé Emmanuel plusieurs mois, tient à dire qu’elle co-signe cette lettre.

Vous pouvez partager, et largement si le cœur vous en dit.


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