L’énergie de l’ombre

Ou comment notre « ombre » attire notre existence

« L’ombre est l’ensemble des penchants et des pulsions refoulés qui mènent leur sabbat dans l’inconscient. (…) Se délivrer de cet obstacle ne signifie pas seulement résoudre les tensions causées par les forces de l’ombre. Il faut aussi parvenir à leur transmutation et intégrer les énergies qu’elles renferment. (…) Il n’y a pas de devenir valable sans prise de conscience de l’ombre. »

Karlfried Graf Dürckheim, Méditer. Pourquoi et comment, Éditions Le Courrier du Livre, 1991, p. 55, 56.

L’une des manières de voir l’ombre à l’œuvre est d’analyser les angoisses qui lient une personne à une autre.

L’angoisse est une inquiétude intense, née du sentiment d’une menace diffuse et ressentie comme imminente. Elle est donc liée à une situation d’attente, de doute et de solitude, elle fait pressentir des malheurs vis-à-vis desquels on se sent d’autant plus impuissant qu’ils restent impossibles à définir.

Commençons par constater que par définition, dans nos existences, à chaque instant, n’importe quoi peut arriver à n’importe qui d’entre nous.

Le pire n’existe pas en soi, il n’est que la matérialisation dans notre esprit de ce que nous redoutons. Ce qui revient à dire que le pire ne nous menace que parce que nous le redoutons.

Sans création personnelle du pire, pas de menace et rien à redouter, la vie s’écoule paisiblement.

Chacun de nous peut, sur commande, créer dans son esprit une hypothèse d’autant plus redoutable qu’insidieusement il en fera une certitude imminente.

Les hypothèses errent dans notre esprit jusqu’au moment où nous en attirons plus particulièrement une. C’est au moment où, en conséquence de cette attirance, nous en captons une que nous nous identifions à elle.

Assis un soir sur un fauteuil de mon salon, mon regard balaye son environnement sans rien retenir et s’arrête sur une coupelle offerte par un ami cher. Pensant à lui que je sais sur la route, ma poitrine se serre, j’imagine qu’il a peut-être eu un accident, pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé. Et puis la certitude qu’il lui est arrivé quelque chose se précise dans mon cerveau, il ne m’a pas toujours pas appelé…

En réalité la vie suit imperceptiblement son cours impermanent. C’est bien notre interprétation personnelle du monde qui nous la rend menaçante.

Les angoisses sont des hypothèses que nous nous approprions et qui ne parlent que de nous. C’est bien parce que nous leur donnons de l’importance en focalisant notre esprit sur elles, que nous parvenons à croire que les tragédies que nous imaginons vont se réaliser.

C’est pourquoi le drame est sans doute moins d’avoir des angoisses (qui sont rappelons-le des hypothèses) que de nous focaliser constamment sur elles, c’est-à-dire de travailler inconsciemment à faire de ces hypothèses des certitudes.

Pour pouvoir discriminer nos angoisses, il nous faut commencer par parvenir à voir de très près que dès lors que nous sommes vivants, nous sommes tous constamment entourés d’hypothèses que nous pouvons nommer les « possibles. »

Or le possible n’est jamais certain, ce qui est possible n’est pas nécessairement ce qui va se passer ! Comme le disait le célèbre humoriste Pierre Dac : « Seul l’imprévisible est certain. »

Mais alors, par quel tour de passe-passe en arrivons-nous à croire que l’hypothèse va devenir une certitude ?

Nous sommes incapables de regarder le monde de manière neutre, nous ne pouvons le voir qu’à travers notre inconscient, par nature dynamique c’est-à-dire actif.

De la manière qui est la nôtre de regarder le monde, va dépendre ce qui nous arrive.

Autrement dit notre inconscient détermine pour une grande part ce qui va arriver dans notre vie, nous allons le vérifier avec un exemple dans les relations amoureuses.

Prenons un premier cas de figure :

Une femme est amoureuse d’un jeune homme qui a arrêté de fumer de la marijuana depuis un mois maintenant. Elle s’angoisse à l’idée qu’il puisse reprendre son addiction. Obéissant inconsciemment à son angoisse, elle lui assène maladroitement que s’il reprenait elle le quitterait, créant chez lui l’impression négative d’être à la fois jugé et mis en demeure par elle.

C’est alors que, ne le supportant pas, il la quitte.

Elle ne comprend pas ce qui lui arrive et s’estime victime de la malchance et du destin.

Cette femme, esclave de son ombre (le côté mal aimé de soi-même dissimulé dans l’inconscient), a saboté la relation amoureuse à laquelle elle tenait tant. Elle a commis un acte psycho-pathologique. Son champ de conscience étant limité par ce dont elle n’a pas conscience, elle reste aveugle à ce qui lui arrive.

Le but du travail thérapeutique, est notamment de mettre en lumière en les analysant, les affects négatifs puissants qui nous lient à telle ou telle personne, par exemple ce que la personne omet de remarquer chez elle et qui pourtant influence grandement ses pensées comme ses actions. Je lui pose donc des questions, lui fais des remarques, susceptibles de lui permettre de trouver des pistes pour rencontrer son ombre.

C’est ainsi que nous découvrons ensemble que sa remarque négative est issue de son angoisse vis-à-vis d’un comportement possible de son compagnon. L’angoisse étant une focalisation sur une hypothèse, nous cherchons à découvrir ce qui la contraint à être si mal à l’aise à l’idée d’une « rechute » de son compagnon. Nous découvrons alors ce qui se cache derrière son angoisse : sa relation à son père, maltraitant pour sa mère et elle, infidèle et dépendant de l’alcool.

Son expérience d’enfant dans sa relation au père instable et peu fiable l’avait obligée à projeter sa peur sur son compagnon pourtant sincère, en lui faisant une remarque négative à l’origine de la rupture.

Inconsciente de la manière dont son angoisse la manipulait, elle n’a pu que lui obéir.

Freud l’affirmait : « Les actes manqués ont un sens (…) ils sont des « actes psychiques » au sens complet du mot.1 » S’ils ont un sens, c’est parce qu’ils témoignent de ce que l’on veut vraiment, il était donc cohérent pour cette femme, manipulée par son désir inconscient, de saboter sa relation à son compagnon à partir de l’imago2 de son père.

À l’occasion d’un entretien, Swami Prajnanpad exprimait : « Tant que l’émotion refoulée est présente, elle cherchera à s’exprimer. Quelle que soit la manière dont on souhaite la refouler, elle trouvera le moyen de s’exprimer, en prenant n’importe quel déguisement : mal-à-l’aise, etc. Une émotion est une énergie et toute énergie doit s’exprimer jusqu’à ce qu’elle soit épuisée. (…) Tant qu’elle n’est pas épuisée, elle s’accumule dans l’inconscient et cherche toujours à trouver une issue. C’est pourquoi il est indispensable de permettre son expression ou de lui en trouver une.3 »

Même cas de figure avec une conclusion différente :

La même femme, dans un travail thérapeutique de connaissance d’elle-même, apprend à discerner une hypothèse d’une certitude pour discriminer activement ses angoisses. Elle apprend donc à rencontrer et élaborer ses angoisses liées à la peur pour leur trouver des issues. Ceci l’amène à prendre garde de leur obéir.

Elle s’interroge et parvient – avec son thérapeute – à s’étonner de son besoin de dire à son compagnon que s’il reprenait la marijuana elle le quitterait à coup sûr.

C’est ainsi qu’elle découvre que son besoin de faire une remarque à son compagnon n’est qu’une compulsion4 issue de la manière dont elle a vécu son enfance dans la peur de sa relation à son père non fiable et maltraitant.

L’ombre (impossible à identifier par soi-même), n’est – en quelque sorte – que la projection de nos propres défauts sur les autres. Elle découvre donc qu’elle ne pouvait pas faire autrement que de projeter sa blessure non guérie sur son compagnon, et que c’est bien son ombre qui la contraignait à vouloir menacer son compagnon à partir de ce qu’il n’avait pas fait.

Ayant identifié et rencontré son ombre, elle devient capable de ne pas lui obéir en ne sabotant plus inconsciemment sa relation amoureuse. C’est alors qu’elle parvient à ne pas faire de remarque désagréable à son compagnon.

Ils sont toujours ensemble à ce jour.

C’est ainsi que nous pouvons dire que notre ombre attire ce qui nous arrive dans notre existence. Suivant que nous sommes ou non conscients de nos angoisses qui expriment les projections de notre inconscient, nos réactions refoulées aux maltraitances subies, nous n’allons pas nécessairement vivre les mêmes choses, répondre de la même façon, aux sollicitations de nos relations.

La simple prise de conscience de la manière dont notre ombre se projette sur notre existence peut suffire à en éliminer les effets, en tout cas infléchit à coup sûr le cours de notre existence.

C’est là le sens profond de la formule, souvent considérée comme énigmatique, de Swami Prajnanpad : « Tout ce qui vous arrive, c’est vous qui l’attirez. Il y a comme un champ magnétique autour de vous.5 »

© 2023 Renaud Perronnet. Tous droits réservés

Illustration :

Photo personnelle.

Notes :

1. Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse, Petite Bibliothèque Payot, 1965, p. 48, 49.

2. L’imago est la représentation du père ou de la mère dans l’inconscient du sujet, cette représentation oriente par la suite la conduite du sujet et son mode de relation avec les autres.

3. Daniel Roumanoff, Swami Prajnanpad, Tome 3, Éditions La Table Ronde, 1991, p. 44.

4. La compulsion est le besoin interne impérieux que nous ressentons d’accomplir un acte, alors même que consciemment nous nous y refusons.

5. Daniel Roumanoff, Swami Prajnanpad, Tome 3, Éditions La Table Ronde, 1991, p. 193. À propos de cette citation, vous pouvez lire mon article : Que veut dire : « Vous l’avez attiré » ?

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Anavlis

J’ai grandi parmi les livres. Je voyais la vie à travers eux. J’évitais les gens. Je ne savais pas me comporter envers eux. Je ne savais pas me défendre. Mes comportements passaient d’une extrême à l’autre. J’étais gentille, serviable, taciturne à un moment donné et puis j’explosais et je me retirais dans ma solitude. Pourtant, j’excellais dans mes études, dans ma profession d’enseignante, mes étudiants m’adoraient pour ma communication et ma façon d’enseigner. Grandie par une mère autoritaire, mariée à un homme assez égoiste et venant d’une famille patriarcale, je me sentais toujours seule dans mes efforts à être écoutée… Lire la suite »

Dernière modification le 1 année il y a par Anavlis