Papa, apprends-moi à penser

Dans son ouvrage « Cabaret mystique », paru aux Éditions Albin Michel, 2008, Alexandro Jodorowsky répond à sa fille qui lui dit « Papa, apprends-moi à penser… »

Un précieux texte pour nous aider à assimiler les lois de la vie et les faire comprendre simplement.

  • Ce que tu dis des choses est fonction de ton expérience.
  • Tous les concepts que nous employons le sont par comparaison.
  • Toutes les choses se définissent par un « pour moi ».
  • Le semblable n’est pas l’identique.
  • Rien n’est stable, tout change tout le temps.
  • Il est nécessaire d’avoir l’esprit dans le présent.
  • Personne n’est identique à soi-même.
  • Les choses ne peuvent être belles qu’ici.
  • Il faut que tu saches « où tu es » quand tu penses.
  • La vie est toujours imprévisible.

L’extrait du livre d’Alexandro Jodorowsky, p. 200 à 204 :

– Viens ma fille, entrons chez un fleuriste. Comment s’appelle cette fleur ?

– Une rose.

– Bien. Que sais-tu sur cette rose ?

– C’est une fleur qui peut avoir plusieurs couleurs, un parfum agréable, de nombreux pétales, etc.

– Sais-tu comment on la cultive, quelle est la durée de sa vie ou son climat préféré ?

– Non, papa…

– Pour apprendre à penser, ma petite, la première chose est de reconnaître que tu ne peux pas tout savoir sur cette fleur. Ce que tu dis d’elle est uniquement fonction de ce que tu connais, de ton expérience. Par exemple, il y a des personnes qui avec un microscope peuvent connaître sa structure atomique. D’autres savent comment se reproduisent les roses, d’autres distinguent différentes nuances dans leur parfum… Personne ne peut tout savoir. Alors, selon ce que tu sais, cette fleur est une rose qui a de nombreux pétales et un parfum agréable, mais il y a beaucoup de choses d’elle que tu ignores. Acceptes-tu cette idée ?

– Oui, papa, je l’accepte. D’après ce que je sais, c’est une très belle fleur.

– Si tu la compares à des fleurs moins belles, elle peut paraître belle, mais comparée à d’autres fleurs plus belles, elle peut paraître laide. Disons alors qu’elle est belle jusqu’à un certain point. On ne peut enfermer les choses dans des concepts absolus, ma fille. Les choses sont belles ou laides comparées à d’autres, ou d’après le goût de celui qui les juge… Prends trois seaux, mets de l’eau froide dans le premier, de l’eau tiède dans le deuxième, et de l’eau bien chaude dans le troisième. Si tu trempes une main dans l’eau très froide et l’autre dans l’eau tiède, cette dernière te paraîtra chaude. Si tu trempes une main dans l’eau très chaude et l’autre dans l’eau tiède, celle-ci te paraîtra froide. Tous les concepts que nous employons le sont par comparaison : si nous disons « petit », nous le faisons par rapport à quelque chose qui nous paraît grand. Les tailles dépendent de celui qui les regarde : pour une fourmi, un nain est un géant. C’est la même chose pour d’autres comparaisons : pour un homme âgé de quatre-­vingt-dix ans, un homme de soixante-dix ans est encore jeune… Qu’est-ce qui te paraît plus intéressant dans cette rose : sa forme, sa couleur, son parfum ou encore autre chose ?

– Son parfum.

– Alors, pour toi, la partie invisible de cette fleur est ce qui la définit. En revanche, pour moi, le plus important est sa forme… Nous pouvons dire que tu donnes plus d’importance à l’esprit des choses, et moi à la partie matérielle. Comprends-tu ? Toutes les choses se définissent par un « pour moi » … Tu peux dire : Mon père est bon… pour moi. L’un de mes élèves peut dire que je suis un tyran… pour lui. Si nous achetons cette rose, pour moi qui ai de l’argent dans ma poche, elle ne sera pas chère. Pour une personne pauvre, elle sera très chère… Maintenant, regarde bien ce bouquet : combien de roses compte-t-il ?

– Douze.

– Sont-elles toutes pareilles ?

– Oui.

– Regarde-les bien : celle-ci a les épines plus longues, cette autre est d’un rouge imperceptiblement plus clair que les autres… Sens celle-ci…

– Pouah, elle ne sent pas bon !

– Un insecte est resté attrapé dans ses pétales et il a pourri… Te rends-tu compte ? Ce sont des fleurs semblables, mais pas identiques. Cela t’aidera beaucoup, dans la vie, de savoir qu’aucune chose ni aucun être n’est absolument semblable à un autre. Penser que ce qui se ressemble est pareil et agit de la même façon que les autres, c’est commettre une erreur de généralisation. Une personne intelligente s’efforce de capter la différence essentielle de chaque individu. Tu apprendras que tu ne peux être sage si tu parles des « hommes », des « femmes », des « Noirs », des « méchants », de la « peinture », de la « politique », de la « médecine »… Aucune généralisation n’est valide : un homme politique peut être honnête, héroïque, clairvoyant ; un autre peut être voleur, cruel, menteur… Prends bien garde, petite, parce que ceux qui parlent toujours au nom de concepts généraux sont des êtres qui cherchent à affirmer leur pouvoir ! Poursuivons ! Crois-tu que cette rose est semblable à elle-même ?

– Je ne comprends pas… Cette rose est cette rose, elle n’est pas autre chose.

– Tu te trompes, petite. Cette rose est comme ça maintenant… Demain ou après-demain, elle commencera à se faner, elle changera. Avant aujourd’hui elle a été un bouton. Toi, aujourd’hui, tu es une petite fille, bientôt tu seras une adulte, et plus tard une vieille dame. Ensuite ta matière passera par une transformation, tu deviendras autre chose. Quoi ? Nous n’en savons rien. Si nous avons la foi, nous penserons que nous serons immatériels, nageant dans le bonheur. Avant de « naître » nous avons été quelque chose, nous serons quelque chose après la mort. De chaque chose ou chaque être que tu vois, pense : « Aujourd’hui il est comme ça, demain il changera, d’une façon négative ou positive… Et s’il ne change pas il stagnera, comme cet insecte prisonnier des pétales. » Afin que tu comprennes bien cela, je vais te raconter une dernière histoire :

Il est minuit. Le téléphone réveille un médecin.

– Docteur ! Docteur ! Venez vite !

– Qu’est-ce qui vous arrive ? Je dors.

– Ma femme se sent très mal. Je crois qu’elle a une crise d’appendicite.

– Quel est votre nom ?

– Je suis Cargos Manzano, docteur.

– Ah, bon ! Je vous connais… Je passerai la voir demain à midi. Donnez une aspirine à votre femme. Ce n’est pas grave.

– Excusez-moi d’insister : c’est une crise d’appendicite !

– Cessez de délirer, monsieur Manzano. Il y a deux ans, j’ai opéré votre femme et je lui ai enlevé l’appendice…

– Oui, c’est exact. Mais j’ai divorcé et je me suis remarié.

Tu comprends mieux maintenant ? Il faut avoir l’esprit dans le présent. Aujourd’hui quelqu’un est une chose, demain il peut en être une autre. C’est ce qui arrive dans les relations de couple. Elles changent. Un psychanalyste anglais a dit : « Le couple est une crise continuelle. » Je changerais le mot déprimant de « crise » par « changement », un changement continuel. Un jour il pleut, le lendemain le soleil brille. Rien n’est pour toujours. Personne n’est identique à soi-même. Nous ne sommes pas, nous sommes en devenir. Et pour terminer, je te pose à nouveau la question : cette fleur est-elle belle ?

– Oui, cette fleur est belle, pour moi.

– Bien. Dis-moi maintenant : où est-elle belle ?

– Eh bien… ici.

– Exactement, ici elle est belle : le fleuriste la montre coupée, condamnée à une mort rapide. Ne penses-tu pas que dans un jardin, n’étant pas séparée de la plante, avec ses racines, elle est plus belle ?

– Oui, papa, avec ses racines elle est plus belle.

– Bien, je t’ai fait l’imaginer dans un jardin. Maintenant, imagine-la poussant au milieu des rochers, dans un terrain sec.

– Elle serait moins belle, pour moi…

– Voilà. Revenons à la rose coupée : si tu la mets dans un endroit lumineux c’est une rose, si tu la mets dans un endroit obscur, c’est autre chose. Il est important de savoir où tu es quand tu penses, parce que si tu le fais sur un territoire négatif, ce que tu dis, aussi beau que ce soit, ne vaudra pas grand-chose, personne n’y accordera de l’importance. Les graines que tu sèmes dans une terre fertile deviennent stériles quand tu les sèmes dans le sable…

– Maintenant je comprends, papa, je ne dois pas semer dans le sable…

– Ne te presse pas de tirer des conclusions : il ne s’agit pas de ne pas semer, mais de semer autrement… Au lieu de les enterrer, tu peux les répandre sur une surface rocheuse. Peut-être qu’un oiseau les avalera et, ne pouvant les digérer, les rejettera sur une terre fertile.

© Alexandro Jodorowsky.


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Raben Raben

“Nous ne sommes pas, nous sommes en devenir”, pour moi, nous sommes ce que nous avons toujours été, c’est juste que nous nous révélons à nous même peu à peu … ou pas.

BENAROUS

magnifique article qui donne envie de lire le livre… mais je connais un pays où les graines ont quand même poussé dans le desert