Une aidante peut-elle embrasser un malade dans une relation d’aide ?

Question de Martine :

Aide-Soignante, France.

Cette nuit à mon travail, j’ai vécu quelque chose d’extraordinaire.

Dans le service, il y a un patient pour lequel la médecine a laissé peu de temps à vivre : cancer de la prostate avec métastase osseuse. Tous les soirs, à la prise de mon service, il me demandait de lui masser les jambes qui lui faisaient mal à cause des oedèmes. Il aimait blaguer à propos d’histoires de Raymond Devos.

Ce patient aujourd’hui a retrouvé un sursaut de vie et repart chez lui à la maison. Il est heureux de sortir et angoisse en même temps. Il connaît sa maladie, mais ne connaît pas la finalité de la chose. Après six mois d’hospitalisation, il avait construit son univers autour de ce lit à l’hôpital. Cette nuit, il a voulu me dire au revoir, « Je vous fais la bise » m’a-t-il dit, et je me suis laissée faire. Tous les deux, nous avions la gorge un peu serrée et les larmes aux yeux. Je m’interroge. Ma conduite envers ce patient est-elle normale ? Je sais, que je dois avoir des limites envers les patients, je sais, que je ne dois pas fusionner avec les patients, je sais que je dois avoir une « carapace », mais cette bise, c’est quoi ? Peut-on parler d’amour entre un soigné et un soignant ? Est-ce de la compassion ? Ou est-ce, une faute grave ?

Ma réponse :

Si la relation d’aide est la capacité à se respecter soi-même comme à respecter l’autre, son risque inhérent est de tantôt privilégier l’autre au détriment de soi, tantôt se privilégier au détriment de l’autre. Or ces deux attitudes sont également injustes, car – dans un cas comme dans l’autre – on fait une victime (soi ou l’autre).

Ainsi la cause majeure de l’usure professionnelle des aidants est qu’ils sont souvent comme hypnotisés par leur sens du devoir ou leur générosité, appelez cela comme vous voudrez. C’est la raison pour laquelle il leur est souvent rappelé de préserver leurs limites.

A ce propos, je vous invite à lire, sur ce site, mon article « Comment gérer ses émotions dans la relation d’aide ? Faut-il apprendre à mettre de la distance » ? » Dans cet article, après avoir longuement argumenté, je n’hésite pas à conclure : « la bonne distance dans la relation d’aide, c’est pas de distance du tout. »

Maintenant ne confondons pas la soi-disant bonne « distance » avec la bonne « limite ». La distance parle de notre relation au malade et de notre plus ou moins grand éloignement par rapport à quelqu’un que nous nous proposons d’aider. Or il ne nous est évidemment pas possible d’écouter l’aidé, d’être en empathie avec le soigné, d’avoir le « souci de l’autre », sans nous en rapprocher.

La limite, elle, est très différente car elle parle de nous-même et de notre respect de nous-même. Elle est la manière dont nous nous y prenons avec nous-même pour ne pas faire (donc respecter) ce que nous ne sentons pas devoir faire.

Le problème, pour la plupart d’entre nous, est que nous avons davantage appris à « devoir » aider les autres qu’à nous aider nous-même. Là, tout se complique parce que « devoir » aider les autres c’est être contraint de le faire.

Un être humain contraint est nécessairement tendu, il se dit qu’il n’a pas le choix, il se vit acculé, il est maltraité. Or c’est toujours parce que nous avons été maltraités que nous sommes susceptibles de devenir maltraitants. Les aidants tendus qui se mettent la pression à eux-mêmes (avec ces deux procédés mentaux que sont la honte et la mauvaise conscience) s’infligent des tâches et des devoirs qu’ils ne supporteront plus – à plus ou moins long terme – et vont, un jour ou l’autre, devenir maltraitants avec ceux qu’ils se proposent d’aider.

Nous ne pouvons donner à l’autre que ce que nous sommes : aidant plutôt tendu = relation d’aide plutôt tendue ; aidant plutôt détendu = relation d’aide plutôt détendue.

Dis-moi comment tu es avec toi-même et je te dirai ce que tu peux donner aux autres, dis-moi ce que tu t’infliges et je te dirai ce que tu infligeras aux autres, c’est aussi simple que cela.

Respecter sa limite dans la relation d’aide est donc respecter sa capacité à donner. Là un principe essentiel qui – si vous apprenez à le respecter – vous aidera énormément : ce que je ne peux pas, je ne le dois pas, car quand je pense que je dois faire ce que je ne peux pas faire, je cours à l’échec en présumant de mes propres forces. Respecter ce principe suppose deux choses, être honnête avec soi et se connaître un minimum. Prenons un exemple, le poids maximum que vous pouvez soulever est, disons 70 kg, cela signifie donc que si d’aventure vous soulevez plus de 70 kg vous risquez la déchirure musculaire ou le lumbago. Etre maltraitant avec soi-même, c’est penser que l’on devrait (sous prétexte de relation d’aide par exemple) soulever 80 kg quand on ne le peut pas. Si vous ne le pouvez pas, vous ne le pouvez pas, donc vous ne le faites pas. Le faire, c’est se maltraiter et c’est aussi dommageable que de maltraiter autrui. C’est ainsi que l’aidant qui l’a compris, le respecte et utilise (par exemple) un lève-malade même si cela lui prend davantage de temps.

L’aidant qui se respecte est donc l’aidant qui fait « ce qu’il peut », jusqu’à sa limite. Il n’y a aucun mal à donner jusqu’à sa limite, par contre il est toujours dommageable de donner au-delà de sa limite.

J’en reviens à votre question : je me suis laissée faire par un patient qui voulait me faire la bise, ma conduite est-elle normale ?

En fait la réponse n’est pas chez moi mais chez vous. Qu’en pensez-vous ? Etes-vous une soignante touchée par le besoin d’un patient et capable de vous y ouvrir sans en ressentir l’obligation ? Avez-vous ressenti que vous aviez le choix ? Vous aurait-il été possible, avec douceur, de refuser d’être l’objet de la satisfaction de son besoin ? Avez-vous eu envie de le faire ou vous êtes-vous sentie obligée de le faire ? Vous êtes-vous sentie contrainte et piégée par un sentiment de pitié issu de la peur de mal faire (donc de votre non-confiance en vous) ou vous êtes-vous ouverte à votre libre assentiment en même temps qu’à votre propre cœur dans une attitude de compassion ?

Arriver à faire la distinction entre la pitié et la compassion n’est pas toujours facile pour une personne qui n’a pas appris à se respecter (donc à se réconcilier avec ses propres limites.) Donc êtes-vous cette personne « qui n’a pas appris à se respecter » ou vous respectez-vous ? La pitié, issue de la peur, de la crainte de la faute, oblige souvent à faire ce que l’on ne veut pas faire, elle force au non-respect de soi. La compassion issue de l’ouverture du cœur n’oblige qu’en ce sens qu’elle nous donne le désir, elle est donc toujours liée au respect de soi. La compassion conjugue le respect de soi et de l’autre. La pitié les oppose.

Comme vous dites joliment en faisant la part de ce qui appartient au patient « il a voulu me dire au revoir », et vous avez senti que c’était son désir et vous vous êtes ouverte à ce désir (ou vous êtes-vous sentie contrainte par ce désir ?) Il est là le point de reniement de soi ou d’ouverture à l’autre.

Là, est arrivé ce qui est arrivé, un fort échange de sentiments entre vous deux. Il était émouvant pour lui d’embrasser celle qui lui massait consciencieusement des jambes qui le faisaient souffrir depuis si longtemps ; il était émouvant pour vous d’embrasser un malade à qui vous aviez tant donné et qui allait partir, peut-être ne le reverriez-vous jamais ? Tous deux vous avez eu la gorge un peu serrée et vos yeux se sont mouillés. Vous vous êtes donc mutuellement touchés. Y a-t-il là quelque chose de honteux, de malsain, d’anormal ? Ou est-ce parfaitement « normal » que deux êtres qui se rencontrent dans le contexte de la maladie et de la mort se touchent dans leur humanité ?

Ce qui serait honteux, malsain et anormal, ce serait qu’une aide-soignante qui ne souhaiterait pas, pour des raisons qui lui appartiennent et que nous n’avons pas besoin d’analyser, faire la bise à l’aidé, se dise en écoutant sa demande « Il faut que je lui fasse la bise sinon je ne suis pas une bonne aide-soignante. »

Une bonne aide-soignante est une aide-soignante qui se respecte. Il est écrit dans votre rôle propre que vous devez un soutien psychologique aux aidés, il n’est écrit nulle part que vous devez les embrasser s’ils vous le demandent. Par contre, vous pouvez le faire si vous en avez envie, (n’en déplaisent à ceux qui vous diront de ne pas le faire,) c’est-à-dire quand touchée par leur besoin, vous souhaitez, librement, y accéder. Cela se nomme la compassion, et oui, c’est un sentiment très proche de l’amour.

Vous savez que de « fusionner » c’est-à-dire vous identifier aux besoins des patients est quelque chose de dangereux et vous êtes la seule à pouvoir savoir à quel moment vous fusionnez ou à quel moment (parce que vous le voulez) vous vous ouvrez.

Par contre un aidant ne peut pas aider en s’isolant, pour aider il a besoin de faire confiance à ce qu’il sent. Comment voulez-vous qu’il sente, si justement il se protège de son ressenti au moyen d’une carapace ?

Votre principal besoin est d’être claire et lucide avec vous-même. Par exemple : est-ce que je l’embrasse parce que je suis personnellement attirée par lui ? Là encore, il n’y a que vous qui avez accès à la réponse. Personne d’autre ne sait. Si vous répondez « oui », c’est le début de la confusion. Qui est aidant de l’autre ? Car vous ne pouvez plus aider l’autre si vous en avez besoin, donc si vous êtes personnellement attirée par lui. Du moins, si vous en avez besoin, vous serez plus enclin à prendre qu’à donner.

L’aidant lucide tente d’être au clair avec ce qu’il fait. Il se respecte et avant d’agir, vérifie sa propre intégrité. L’aidant confus ne sait pas trop, il se tâte, souvent s’illusionne ou pense au lieu d’oser ressentir ce qui se passe en lui.

Si vous n’êtes pas claire et lucide avec vous-même, vous deviendrez la victime de la relation d’aide, et cela est d’abord injuste pour vous, avant de l’être, éventuellement, pour l’aidé.

© 2007 Renaud PERRONNET Tous droits réservés.


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Lila

Profession : Psychologue Pays : France Psychologue auprès d’adultes handicapés en Maison d’Accueil Spécialisée, j’ai proposé un groupe de parole sur la mort à certains usagers suite au décès de l’un des leurs. Le groupe n’est pas homogène : 2 sont autonomes au niveau de la communication, plusieurs comprennent des propos simples mais ont besoin d’aide pour s’exprimer ou pour que l’on formule ce qu’ils nous font comprendre, et 2 ont des difficultés de compréhension. C’était très difficile de créer un groupe homogène et ce sera certainement plus riche ainsi, cependant ce sera la première fois que je vais réunir… Lire la suite »

Mazal

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Mamou

Profession : Etudiante
Ville : Villejuife
Pays : France

Je m’appelle mamou et je suis étudiante dans le college guy moquet et je souète devenir une aide soignante et a propo de votre discoure je suis dacore avec vous.