Les cendres dans la crémation peuvent-elles induire un deuil pathologique ?

Question d’E. F. :

Infirmière.

J’ai participé l’année dernière à votre formation « Se préparer à accompagner les mourants » à l’hôpital X. Je me permets de vous contacter, car je prépare mon mémoire pour mon DIU de soins palliatifs et d’accompagnement sur la crémation.

Si vous êtes d’accord, je voudrais vous demander votre point de vue, en tant que philosophe, sur les cendres et sur le fait qu’une famille puisse se partager les cendres ou les déposer dans un endroit de leur choix.

Est-ce que cela peut déboucher sur un deuil pathologique ?

Ma réponse :

« Tout coule, on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » disait le philosophe grec Héraclite.

« Seule l’impermanence est permanente » répète le bouddhisme tibétain.

« Que se passe-t-il ? Quelque chose suit son cours » insiste l’agnostique Samuel Beckett.

Tout est changement, tout est processus, rien n’est statique, l’impermanence est partout, le flux nous emmène, inexorablement. C’est ainsi que certains penseurs ont été amenés à dire que la peur de mourir est la peur de perdre quelque chose qui par nature est éphémère.

Trompés par nos sens et notre désir d’éternité, nous en sommes arrivés à croire que les choses et les êtres existent dans une permanence qui n’est qu’illusoire. Confrontés à la mort physique d’un proche, nous sommes amenés à souffrir de la perte de nos propres illusions.

Heidegger définissait l’homme comme un « être-pour-la-mort », car faire son deuil c’est toujours accéder à la réalité de « ce qui est » et accepter de lâcher nos fantasmes par rapport à ce qui « devrait être ».

Mais nos illusions sont tenaces et nous voilà entrain de refuser le cours des choses, de nous agripper à des restes qui se décomposent au moment même où nous nous agrippons à eux.

Les cendres sont la valeur résiduelle du corps du défunt, symboliquement elles sont ce qui reste quand il ne reste plus rien de tangible.

Que pouvons-nous donc faire de « ce rien qui reste » ? Ne risquons-nous pas de sombrer dans l’illusion en nous accrochant à des fantômes ?

Traditionnellement la culture judéo-chrétienne restait attachée à l’inhumation. En confiant les corps défunts à la terre-mère, on leur permettait de redevenir poussière, lentement, au rythme temporel horizontal qui est le nôtre.

Depuis 1963, l’Eglise catholique tolère la crémation et aujourd’hui plus de 26% des personnes sont incinérées en France.

Ce passage de l’inhumation à la crémation nous fait changer de repère symbolique : le feu purificateur présente un caractère direct et radical qui ne peut pas être passé sous silence.

C’est ainsi que la disparition à la fois rapide et violente du corps incinéré risque d’être un obstacle au travail de deuil des proches. Certaines familles qui le vivent mal se retrouvent dans la nécessité de « faire exister » des cendres qui – par ailleurs – symbolisent l’extinction, on se les partage, et en les enfermant dans des urnes funéraires « uniques » fabriquées à la main par des artisans, on tente de faire perdurer un corps qui n’est plus.

Un tel contexte permettra-t-il un travail de deuil harmonieux ? Là encore, l’attitude intérieure, la capacité au lâcher-prise de celui qui a perdu son parent sera prépondérante.

Pourra-t-il – le cœur ouvert – « éparpiller ses cendres dans l’univers » en les confiant au vent ou à l’eau afin de terminer une relation physique qui n’est déjà plus ?

Ou sera-t-il contraint – miné par son attachement – d’enfermer ses cendres dans une urne funéraire, symbole d’une réalité douloureuse qu’il ne veut pas accepter et qu’il tente (maladroitement pour lui) de maintenir en vie en l’emprisonnant souvent dans son propre domicile.

Aujourd’hui l’homme moderne veut contrôler jusqu’à la disparition de son propre corps après sa mort. S’il n’en a pas la maturité et si ses proches ne l’ont pas, cela ne fait que masquer son angoisse (et celle de ses proches) en face de la maladie, de la vieillesse et de la mort.

Nous sommes bien éloignés du conseil avisé de Montaigne à propos de la mort : « Otons-lui l’étrangeté » et en voulant une fois encore l’éclipser, nous risquons le plus souvent de renforcer la terreur qu’elle nous inspire.

A moins que courageusement – comme Christian Bobin* – nous laissions faire notre alchimie intérieure qui nous permettra de passer de la douleur de la perte à l’ouverture du cœur :

« C’est une étrange expérience que d’aller au cimetière rendre visite à quelqu’un qu’on a aimé. Cela commence par une promenade douce et nonchalante, presque rêveuse, jusqu’à cet instant où il n’est plus possible de faire un seul pas en avant et où on se trouve devant une pierre tombale comme devant un obstacle infranchissable. On s’apprêtait à rencontrer quelqu’un et il n’y a personne, il n’y a même plus rien, comme si la terre était plate et qu’on en avait par distraction atteint une bordure. Je me sens devant la tombe de mon père comme devant un mur, au fond d’une impasse. Il ne me reste plus qu’à lancer mon cœur par-dessus, comme font les enfants quand ils jettent un ballon par-dessus un mur d’enceinte, pour le plaisir un peu anxieux, en allant le rechercher, de pénétrer dans une propriété inconnue. J’ignore sur quel gravier rebondit mon cœur quand je le lance par-dessus une tombe plus haute que le ciel, mais je sais que ce geste n’est pas vain : au bout de quelques secondes il me revient, empli de joie et aussi frais que le cœur d’un moineau nouveau-né. »

*Christian BOBIN. Ressusciter, Editions Gallimard, page 16.

© 2006 Renaud PERRONNET Tous droits réservés.


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SP

Merci.

Pensez vous que le deuil par crémation soit plus dur que le deuil par inhumation ?
Pour moi actuellement, il l’est (bien que nous ayons accepté la dispersion).

J-M S

Profession : Formateur RH

Pour moi, même s’il y a crémation, il est important que la personne ait un endroit « symbolique » afin de pouvoir se relier au défunt. Cet endroit peut être chez elle, dans son jardin, son appartement, sous forme d’une photo, d’un arbre, de quelque chose qui symbolise son vécu avec le défunt.